L’épicurien est intempérant ? L’épicurisme, c’est la débauche ? Peut-être pas, contrairement à ce que l’acception moderne laisse à penser. Quel rapport l’épicurisme entretient-il avec l’intempérance ? Avec des bouts de Platon dedans. Promis, sans les grosses citations, le texte est un peu moins long à lire. <h1><strong>L’épicurisme et l’intempérance : modération ou excès ?</strong></h1><p style="text-align:justify;">On aime à adjectiver des noms d’auteurs, de courants de pensée, à en changer le sens ; Descartes et le cartésianisme qui donnera le cartésien « moderne » guidé par sa seule raison, Machiavel qui donnera étonnamment machiavélique et les Stoïciens deviennent stoïques pour une bien obscure raison. C’est le cas également d’Épicure et des épicuriens. Dit-on, d’ordinaire, que l’épicurien, c’est celui qui recherche la jouissance, le plaisir pour le plaisir, celui qui fait bonne chère, qui aime le vin, qui est débridé, un libertin, en sommes, c’est la débauche ! Ce peut être un homme comme le Dom Juan de Molière, sur certains aspects ; ce peut être le personnage de Raymond, dans <em>Bonjour tristesse</em> de Françoise Sagan. En bref, l’épicurien aime la vie, il vit pour manger, il aime être réuni avec ses amis autour d’un bon repas.</p><p style="text-align:justify;">Mais est-ce ça, l’épicurisme ? Dans ce post, je me propose de noter l’écart qu’il y a entre épicurisme au sens classique et l’épicurisme au sens moderne. Je me propose de présenter un peu l’épicurisme, en tant qu’hédonisme, son rapport au plaisir, tout en ne maintenant pas la thèse inverse, c’est-à-dire l’épicurisme comme une ascèse. Je me propose également, enfin, de vous présenter une partie de l’origine de ce changement de sens. En effet, l’épicurien prône moins une vie de débauche qu’une vie simple et, tout de même, modérée, celle de l’absence de trouble dans le corps et dans l’âme ; pourquoi fait-on de l’épicurien une personne qui aime la luxure, la débauche, la bonne table ? En sommes, pourquoi l’épicurien, qui, dans la doctrine même, se veut tempérant, est-il devenu synonyme d’intempérant ?</p><p style="text-align:justify;"><strong>Plan :</strong></p><ol><li><p style="text-align:justify;">L’épicurien ou de l’intempérance : satisfaire tous ses désirs pour être heureux ?</p></li><li><p style="text-align:justify;">L’épicurisme et la modération : faut-il vraiment satisfaire tous ses désirs ?</p></li><li><p style="text-align:justify;">D’où vient cette acception courante ?</p></li></ol><hr /><h2><strong>I. L’épicurien ou de l’intempérant : satisfaire tous ses désirs pour être heureux</strong></h2><p style="text-align:center;"><strong>A. Intempérance</strong></p><p style="text-align:justify;">L’épicurien serait intempérant. Qu’est-ce donc l’intempérance ? L’intempérant, c’est celui qui aime à satisfaire tous ses désirs, ou plutôt pour qui le bonheur suppose la satisfaction intégrale de la totalité des désirs : dès qu’on a un désir, il faut le satisfaire. Chaque désir satisfait devient un plaisir. En sommes, le bonheur, pour l’intempérant, c’est l’accumulation des petits plaisirs.</p><p style="text-align:justify;">C’est la thèse de Calliclès, dans le <em>Gorgias</em> de Platon (491e-492c) :</p><p style="text-align:justify;"><strong><em>Calliclès</em></strong><em>. — Tu parles d’eux très expressément, Socrate. Qui donc, en effet, peut être heureux, s’il est esclave de qui que ce soit ? Non ; le beau et le juste, selon la nature, c’est ce que je suis en train de t’expliquer sans déguisement : à savoir, que pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu’à ces passions, quelque fortes qu’elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu’elles désirent.</em></p><p style="text-align:justify;"><em>Mais cela, sans doute, n’est pas à la portée du vulgaire : de là vient que la foule blâme ceux qu’elle rougit de ne pouvoir imiter, dans l’espoir de cacher par là sa propre faiblesse ; elle déclare que l’intempérance est honteuse, s’appliquant, comme je le disais précédemment, à asservir les hommes mieux doués par la nature, et, faute de pouvoir elle-même procurer à ses passions une satisfaction complète, belle vante la tempérance et la justice à cause de sa propre lâcheté. Quand un homme, en effet, est né fils de roi ou trouve d’abord en lui-même la force nécessaire pour conquérir un commandement, une tyrannie, un pouvoir suprême, que pourrait-il, en vérité, y avoir de plus honteux et de plus funeste pour un tel homme qu’une sage modération ? Quand on peut jouir de tous les biens sans que personne y fasse obstacle, on se donnerait pour maître à soi-même la loi de la foule, ses propos et son blâme ? Et comment cet homme ne serait-il pas malheureux, du fait de la morale selon la justice et la tempérance, lorsqu’il ne pourrait rien donner de plus à ses amis qu’à ses ennemis, et cela dans sa propre cité, où il serait le maître ?</em></p><p style="text-align:justify;"><em>La vérité, Socrate, que tu prétends chercher, la voici : la vie facile, l’intempérance, la licence, quand elles sont favorisées, font la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces fantasmagories qui reposent sur les conventions humaines contraires à la nature, n’est que sottise et néant.</em></p><p style="text-align:justify;">Ainsi, Calliclès, qui suit en partie l’enseignement de Gorgias, affirme qu’il n’est pas honteux que d’être intempérant, qu’il faut satisfaire absolument tous ses désirs ; c’est par ce biais-là qu’on devient heureux. En sommes, l’important, c’est le plaisir et non pas la vertu. Cette préférence pour le plaisir, on appelle ça l’hédonisme. L’hédoniste, c’est celui qui fait du plaisir le but de la vie ; et par chance, le bonheur (et la vertu en un sens) suit le plaisir ! L’hédoniste, c’est également celui qui recherche la satisfaction maximum, c’est-à-dire qui veut un maximum de plaisir pour un minimum d’efforts et de souffrance.</p><p style="text-align:justify;">Suivant une telle définition, Calliclès, en tant qu’hédoniste, serait un épicurien ; il aime la vie, le plaisir, et la liberté ! En effet, Calliclès dénonce la tyrannie de la tempérance, elle interdit le plaisir au profit d’une vaine modération. L’intempérant aime à se faire plaisir sans se limiter. Il faudrait donc, pour être heureux, satisfaire tous ses désirs : il faut donc être incontinent, intempérant. Et dès lors, l’épicurisme, ce serait cette intempérance, cette incontinence.</p><p style="text-align:center;"><strong>B. Critique de l’intempérance</strong></p><p style="text-align:justify;">Mais, de deux choses l’une. D’abord, cette manière de vivre est-elle vraiment des plus pertinentes ? En effet, Calliclès fait, certes, un beau discours, mais Platon, par la bouche de Socrate, préférera critiquer cette conception du bonheur qui, à la vérité, ne peut conduire qu’au malheur.</p><p style="text-align:justify;"><em>Socrate. — Eh bien, voici une autre image qui vient de la même école. Examine si les deux genres de vie, celle du sage et celle du désordonné, ne sont pas comparables à la condition de deux hommes dont chacun aurait à sa disposition de nombreux tonneaux : ceux du premier seraient en bon état et remplis de vin, de miel, de lait, et ainsi de suite, toutes choses rares, coûteuses, qu’on ne se procure pas sans difficultés et sans peine ; mais, une fois ses tonneaux pleins, notre homme n’aurait plus à y rien verser ni à s’en occuper ; il serait, à cet égard, parfaitement tranquille. L’autre homme, comme le premier, aurait le moyen de se procurer, non sans peine, des liquides divers, mais ses tonneaux seraient en mauvais état et fuiraient, de sorte qu’il serait forcé de travailler nuit et jour à les remplir, sous peine des plus dures privations. Ces deux manières de vivre sont exactement celles de l’intempérant et de l’homme sage : lequel des deux te paraît le plus heureux ?</em></p><p style="text-align:justify;">(Platon, <em>Gorgias</em>, 493e-494a)</p><p style="text-align:justify;">Socrate, par une analogie, indique qu’une vie réglée et ordonnée est préférable à une vie de débauche et d’incontinence. Pourquoi ? Parce que le désir est illimité ! Le tonneau percé, c’est celui d’un homme qui ne recherche que le plaisir, car il y a tant de plaisir à avoir qu’un tonneau qui n’aurait pas de trous larges pour permettre d’abondantes fuites (494b) ne saurait tout contenir. Cette image-là, semble-t-il, doit nous faire noter que le désir est illimité ; sitôt le désir satisfait, sitôt le plaisir reçu, on a besoin à nouveau de quelque chose, on désire à nouveau autre chose, désir qu’il faudra satisfaire. De sorte que, quand on a toujours un désir à satisfaire, on n’est jamais vraiment heureux, on n’est jamais satisfait. L’homme intempérant serait