Un des deux sujets de dissertation du baccalauréat de philosophie (Asie, 2025) était : La justice a-t-elle besoin de la force ? Vous en pensez quoi ? La force peut-elle être utile à la justice ou bien est-ce la raison du plus fort qui est la meilleure ? Oui, c'est la suite à mon post sur la raison du plus fort. La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ?, partie 2/3. II. La force en politique : abandonner son pouvoir de nuisance Quelle place donner à la force dans la politique et dans le domaine judiciaire ? Voilà la question sur laquelle il faut se pencher. La raison du plus fort, en politique, et concernant la justice, est-elle la meilleure ou bien faut-il abandonner son pouvoir de nuisance ? Si on abandonne son pouvoir de nuisance, à qui le donne-t-on ? Comment considérer la force en politique et dans le domaine judiciaire ? Si on lui donne tout pouvoir, le monde social retourne à son état primitif, redevient l’état de nature comme « guerre de chacun contre chacun ». Il faut donc abandonner son pouvoir de nuisance, sa propre force, la donner à une autorité supérieure, mais à qui et comment ? A. Procès, force et politique 1. Quel procès dans la nature ? Y a-t-il un « procès » dans la nature ? Le loup qui dévore l’agneau « sans autre forme de procès » pouvait-il vraiment en attenter un ? La nature, ou encore l’état de nature, est un lieu de non-société, c’est-à-dire, là où la société n’existe pas, ou n’est pas. Si le monde social est le lieu du droit, la nature est un lieu de « non-droit », c’est-à-dire dans lequel il n’y a aucun droit. La nature comme lieu de non-droit, les lois ne s’y appliquent pas, car, pour l’état de nature, elles n’existent pas. Dans le monde naturel, n’est-ce pas la loi du plus fort qui règne en maître ? Sans lois, n’est-ce pas l’« anarchie » ? La nature, c’est l’espace dans lequel les lois humaines n’ont pas cours, un espace d’instincts de survie et de domination ; les espèces et les individus d’une même espèce sont en compétition pour les ressources limitées, la reproduction et la sécurité. Aucune structure juridique ne régule les comportements du monde naturel. Ainsi, c’est la force qui domine dans la nature, c’est la force qui fait tout. Dans cet environnement de « non-droit », la force physique, au sens de la puissance, de la capacité de contraindre l’autre, de le tuer, joue un rôle important, prépondérant. Les plus forts dominent les plus faibles, établissant une hiérarchie précise : n’est-ce pas ce qu’on voit dans les meutes ? Il est évident, toutefois, que la force n’est pas la seule chose qui compte, mais elle reste un élément central dans la lutte pour la survie. Le plus fort s’impose. Mais cela ne signifie pas pour autant que seule la force importe, et même que c’est la force qui fait tout, ni même qu’il faut faire comme les loups. D’abord, parce que le monde naturel, et principalement animal, ne se limite pas qu’aux loups, mais aussi, et surtout, parce que ce que nous apprend l’évolutionnisme de Darwin, c’est que ce qui importe, c'est la capacité des individus à être adaptés à telle ou telle situation. La force brute, on parle bien de « brutes épaisses », peut être contrecarrée, sinon déjouée, éconduite, contournée, par la ruse et l’intelligence. Le Roman de Renart, dans une certaine mesure, illustre assez bien cette idée ; quand Renart maltraite Ysegrain, le loup, il n’use jamais de sa force, mais toujours de sa ruse. D’ailleurs, c’est quand il doit utiliser sa force que Renart perd. Renart manipule et trompe les autres animaux. Par exemple, au premier chapitre (I, 1, « Comment Renart emporta de nuit les bacons d’Ysengrin »), ou encore au neuvième chapitre (I, 9, « Où l’on verra comment Renart conduisit son compère à la pêche aux anguilles »), Renart parvient à ses fins par la ruse, non pas par la violence, la force. Il réussit à voler les bacons d’Ysengrin ou à voler ses poissons par la ruse, en trompant, en manipulant, en se cachant, en étant furtif. Il se joue de la bêtise de son oncle Ysengrin. Il fait également cela quand il vole au corbeau Tiecelin son fromage (I, 4, « Comment Tiecelin le corbeau prit un fromage à la vieille, et comment Renart le prit à Tiecelin ») : notre « maître renard » réussit à détourner la méfiance du « maître corbeau ». La raison de son relatif échec dans cette aventure, c’est l’impatience de Renart et son avidité. Il voulait dévorer et le fromage et le corbeau, il n’aura que le fromage. Renart, donc, gagne quand il trompe, mais il se fait des ennemis. Suffisamment d’ennemis pour avoir le droit à un procès (II, 56, « De la dispute de Renart contre Ysengrin, et comment le combat fut ordonné entre eux »). Et quand on lui demande de se battre, il perd (II, 59, « Du grand et mémorable combat de damp Renart et de messire Ysengrin »). Ysengrin, le plus fort, gagne, et c’est lui qui a raison. La raison du plus fort est-elle donc la meilleure ? Toutefois, le Roman de Renart ne porte déjà plus vraiment sur le monde naturel, sur l’état de nature, puisque Renart a déjà le droit à un procès. Et le procès, c’est déjà le monde social, l’état civil. Pourtant, ce procès finit par accorder à Ysengrin le droit d’user de violence. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien le roi qui autorise à Ysengrin et à Renart le droit d’utiliser la force pour se départager. Ils ont donc eu besoin d’abandonner leur pouvoir de nuisance. C’est la Justice qui possède la force, c’est le Roi qui représente l’État qui possède la force. Ainsi la question se pose : Abandonner son pouvoir de nuisance, qu'est-ce que cela signifie ? Quelle force pour la justice ? Pour un procès, il faut un « tiers », un arbitre, quelqu’un d’extérieur qui puisse arbitrer entre les deux membres qui s’opposent. Et ce besoin d’arbitrage, c’est ce qui permet l’État, selon Locke ; c’est cela, ce besoin d’arbitrer les litiges (notamment pour la propriété privée) qui fait que les hommes quittent l’état de nature. 2. Contrat social et tiers arbitre Ainsi, disais-je, pour qu’il y ait un procès, il faut un tiers qui puisse arbitrer, c’est-à-dire l’État. Et qu’il importe également de donner sa force à l’État, et que c’était l’État qui devait avoir la force. Mais, concrètement, qu’est-ce que ça signifie ? Pour établir une société civile, et donc pour passer de l’état de nature à l’état civil, il faut abandonner son pouvoir de nuisance, il faut renoncer à ce pouvoir, à cette force, et accepter de se soumettre à une autorité commune qui détiendrait, en sommes, la force. À l’état de nature, l’homme fait ce qu’il veut, quoiqu’il respecte tout à fait les autres hommes, il possède un certain pouvoir de nuisance, une certaine force ; et comme il devient propriétaire de ce qu’il travaille, de la nature qu’il transforme (Locke, Traité du gouvernement civil), il a besoin d’un tiers qui puisse juger en cas de litige entre lui et un autre homme, sans quoi risquent-ils de se combattre. Hobbes, dans une autre mesure, nous dirait que l’État sert à assurer la paix civile et la sécurité, ce qui revient, en un sens, à jouer le rôle d’un arbitre. La différence essentielle entre Locke et Hobbes, sur ce point, c’est sur la force que requiert l’État, le souverain, pour être opérationnel. Nous y reviendrons plus tard. Il faut donc abandonner son pouvoir de nuisance, consentir à abandonner une partie de son pouvoir individuel au profit d’une entité supérieure, c’est-à-dire l’État. C’est pourquoi, nous dit Locke, les hommes se réunissent et s’organisent, c’est pourquoi les hommes font un contrat social, un contrat qui lie les hommes les uns avec les autres et avec l’État, lequel devient le seul dépositaire de la force, et qui peut, parce qu’il a la force, trancher les litiges. Ce contrat social est la convention tacite qui protège les droits naturels, la propriété privée et la liberté des individus, qui garantit un pouvoir judiciaire impartial, pouvoir permettant de résoudre de manière pacifique les litiges. Le contrat social donne une traduction commune aux individus des lois de la nature, donne un sens commun aux droits naturels, une même visée. Et c’est cela qui permet une justice impartiale. L’État émerge alors comme un tiers, un arbitre, qui essaye de résoudre les conflits entre les individus. L’État prend donc le rôle de garant, il remplace la « loi du plus fort », celle qui est « la meilleure » dans la fable. Il devient le tiers indispensable pour trancher les conflits. Ce rôle d’arbitre est essentiel afin d’éviter que les relations entre les citoyens, ou plutôt les individus, pour conserver le vocabulaire de Locke, ne se dégradent, ne se corrompent, ne deviennent violents. L’État a donc une certaine force. De quel type de force ? S’agit-il d’une force équivalente à celle du souverain chez Hobbes ? Si chez Hobbes (Léviathan), l’État, le souverain, doit avoir une force immense, de sorte qu’elle écrase les forces individuelles plus faibles, et ce, pour pacifier la société, pour Locke ce n’est pas tout à fait le cas. Que l’État ait une force, c’est une chose, mais cette force est limitée. D’abord, elle doit être régulée, modérée, mais aussi limitée par le droit des individus à se réapproprier cette force. En effet, si jamais l’État venait à bafouer les libertés des individus, ils ont le droit à « résister » à l’État (= droit de résistance). Ce droit, dont s’inspirera Thoreau dans son livre On civil disobedience, suppose, tout comme le fait que l’État doit avoir une force régulée, l