Chapitre 03 : Le temps figé Partie 1 La grande horloge de l’atelier vibrait douceme - Qwice

Chapitre 03 : Le temps figé Partie 1 La grande horloge de l’atelier vibrait doucement, son tic-tac régulier se mêlant au parfum métallique des outils encore tièdes. Sur l’établi, des pla

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Chapitre 03 : Le temps figé Partie 1 La grande horloge de l’atelier vibrait doucement, son tic-tac régulier se mêlant au parfum métallique des outils encore tièdes. Sur l’établi, des plans froissés et des schémas griffonnés témoignaient d’une longue discussion. — « Alors c’est entendu, mademoiselle Alice. Je compte sur vous. Si vous réussissez, ma chaîne de biscuits tournera comme jamais. » L’homme referma son carnet d’un geste sec. Sa silhouette imposante se découpa dans la lumière de la porte entrouverte. Avant de partir, il posa sur l’établi un paquet de biscuits emballés dans du papier kraft, comme une marque de confiance. — « Tenez, goûtez donc. C’est avec ça que vous allez changer mon usine. » Il eut un sourire satisfait, puis franchit le seuil, laissant derrière lui l’odeur tenace du tabac froid mêlé à celle du beurre salé. Alice resta seule. Elle fixait le paquet sans le voir, l’esprit déjà en ébullition. Les engrenages, les rouleaux, la pâte fragile qui s’arrachait trop facilement… Ses pensées se bousculaient, traçant des lignes invisibles dans l’air. Elle se prit même à dessiner du doigt, sur le bois de son établi, le mouvement que pourrait suivre une nouvelle mécanique. Un tapis plus souple ? Un bras articulé ? Un rouleau enduit de farine pour éviter l’adhérence ? Ses yeux brillèrent un instant, happés par l’idée d’un défi qui la dépassait et l’attirait tout à la fois. Puis son regard accrocha l’horloge murale. 18h30. Le cœur d’Alice manqua un battement. — « Mince ! » Elle avait complètement oublié son rendez-vous chez la coiffeuse ! Elle bondit, enfilant à la hâte son manteau. Ses pas résonnèrent dans la ruelle pavée, précipités, désordonnés. Elle bousculait presque les passants, l’esprit envahi d’une seule pensée : elle allait être en retard. Le salon de coiffure se trouvait sur la place principale, juste en face de la boulangerie. La vitrine était bordée de rideaux fleuris un peu démodés, et une enseigne aux lettres dorées, Chez Mireille – Coiffure pour dames et demoiselles, qui brillait sous la lumière du jour. Derrière les carreaux, on distinguait des fauteuils en skaï rouge, luisants comme des pommes vernies, et des sèche-cheveux en forme de casques arrondis, tous alignés comme des sentinelles. L’air sentait déjà le mélange caractéristique : un nuage de laque capiteuse, de shampoing aux fleurs blanches et de café qui refroidit. Alice poussa la porte avec fracas ; la clochette, accrochée au-dessus, s’agita avec un tintement aigu qui attira tous les regards. Mireille, la coiffeuse, une femme à la chevelure blonde gonflée comme un nuage, leva les yeux de son magazine. — « Excusez-moi ! Je suis là, j’arrive… tellement désolée pour le retard ! » souffla Alice, encore haletante, les joues rougies par sa course. Mireille fronça les sourcils, puis un sourire moqueur étira ses lèvres maquillées. — « Le retard ? Mais ma chérie, regarde donc… » Elle désigna d’un geste nonchalant l’horloge murale du salon, une grande pendule ronde au cadre doré. Les aiguilles indiquaient seize heures. Pas une minute de plus. Alice cligna des yeux, déstabilisée. — « Mais… le clocher sonnait dix-huit heures trente… » balbutia-t-elle. Un gloussement échappa à une cliente installée sous un casque. Mireille, amusée, haussa les épaules. — « Oh, le clocher ! Il fait ce qu’il veut, celui-là. Parfois en avance, parfois en retard… Il n’est jamais fiable. » Les oreilles d’Alice s’enflammèrent, son cou devint brûlant. Elle sentait la sueur perler à la racine de ses cheveux, le poids des regards moqueurs la clouant sur place. Sa poitrine se serra : elle aurait voulu disparaître, s’effacer sous le sol carrelé. — « Ah… je… pardon. Alors je… je reviendrai plus tard. » Sa voix tremblait. Elle fit demi-tour précipitamment, son sac serré contre elle comme un bouclier. La clochette tinta à nouveau quand elle franchit la porte, mais cette fois son tintement lui parut cruel, moqueur. Dehors, l’air frais du soir la gifla. Ses yeux piquaient, non pas de larmes, mais d’un mélange amer de honte et de colère contre elle-même. Elle marcha vite, fuyant la place, fuyant les regards. Dans son ventre, une boule de frustration grandissait. — « Ridicule… Tu t’es rendue ridicule pour une foutue horloge. » Le cœur battant encore à toute allure, elle serra les poings. Une résolution venait de naître, brûlante, irrévocable : cela n’arriverait plus jamais. — Cette humiliation, si banale en apparence, avait retourné Alice comme une gifle. En rentrant chez elle, elle avait erré un moment dans son atelier, incapable de retrouver son calme. Elle avait tenté de se plonger dans ses projets inachevés, ses carnets de croquis, ses plans étalés sur la grande table de bois. Rien n’y faisait : son esprit revenait toujours à l’image du salon, aux rires étouffés, à la voix de Mireille, légère, presque condescendante. La nuit avançait, mais le sommeil ne vint pas. Alice se retourna longtemps dans son lit, la tête enfouie sous l’oreiller, les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Chaque fois qu’elle fermait les paupières, elle revoyait l’horloge du clocher, ses aiguilles mensongères, comme une bouche tordue en ricanement. Enfin, excédée, elle repoussa les draps d’un geste brusque et alluma la lampe de chevet. La chambre s’illumina d’une clarté jaune et rassurante. Son regard se posa sur la petite horloge posée sur son bureau : un modèle de chevet en laiton, à cadran blanc, qu’elle gardait depuis des années. L’objet paraissait innocent, mais pour Alice, il devenait soudain l’incarnation du problème, la clé de son humiliation. Si le clocher était défaillant, et si elle n’était pas foutue de comprendre pourquoi… alors elle ne valait pas mieux qu’une enfant dépassée par ses jouets. — « Ça n’arrivera plus », murmura-t-elle à voix basse, comme pour se convaincre. Elle enfila sa blouse de travail et emporta l’horloge dans son atelier. Là, sous la lueur vacillante de la lampe halogène, l’atmosphère changea. Le silence n’était troublé que par le souffle de la nuit qui filtrait par la fenêtre mal close. Alice disposa l’horloge au centre de son établi, puis sortit ses outils : de fins tournevis, une loupe articulée, une boîte à compartiments pour ranger les pièces. Avec un mélange d’appréhension et d’excitation, elle commença à dévisser le boîtier. Chaque petit cliquetis de vis qui roulait sur le bois résonnait comme une victoire, un pas de plus dans un territoire inconnu. Très vite, les rouages apparurent, minuscules, délicats, étincelants sous la lumière. Les engrenages, les axes, le ressort principal… Un univers mécanique se déployait devant elle, à la fois fascinant et intimidant. Alice sentit une crispation dans sa poitrine : elle ne connaissait rien à l’horlogerie, ou si peu. Ses mains tremblaient légèrement. Elle craignait d’aller trop loin, de briser une pièce, de rendre l’horloge muette à jamais. Mais son obstination la dominait. Lentement, elle démonta roue après roue, posant chaque élément dans l’ordre exact, aligné avec une précision maniaque. Les heures filaient sans qu’elle s’en aperçoive. Le tic-tac s’était tu, remplacé par le froissement des pages de son carnet où elle griffonnait schémas maladroits et équations approximatives. Ses yeux piquaient de fatigue, mais sa volonté brûlait encore, inébranlable. Quand l’aube finit par blanchir la vitre de l’atelier, l’horloge n’était plus qu’un squelette étalé sur la table, un puzzle démonté que seule la patience pourrait reconstituer. Alice, cernée et échevelée, contempla son travail avec une satisfaction mêlée de vertige. Elle avait plongé dans un monde qu’elle ne maîtrisait pas, mais elle avait franchi le seuil. — « Je saurai, je comprendrai… » souffla-t-elle. Et déjà, elle songeait à l’horloge du clocher, gigantesque, mystérieuse. C’était elle, désormais, qu’elle voulait défier. — Partie 2 Le matin, malgré les yeux lourds et la fatigue qui alourdissait ses gestes, Alice se mit en route d’un pas déterminé vers le clocher. Le soleil encore bas dorait les toits d’ardoise et allongeait les ombres des maisons sur la place. Dans le silence matinal, la silhouette du clocher dominait le village comme un veilleur immobile, impassible. Mais pour Alice, derrière ces pierres séculaires se cachait un défi qu’elle brûlait d’affronter. Elle poussa la lourde porte de bois de l’église. L’air y était frais, presque humide, chargé d’encens séché et de cire. Le Père Léon, silhouette bonhomme en soutane, attendait près du bas de l’escalier en colimaçon qui menait au clocher. Ses yeux brillaient d’une curiosité amusée. — « Alors, mademoiselle Alice, que me vaut cette visite ? » lança-t-il. — « J’ai remarqué que l’horloge du clocher était capricieuse… Elle m’a joué un vilain tour ! » dit-elle un peu gênée. — « Vous voulez donc jouer avec le temps ? » lança-t-il d’un ton taquin. — « Pas jouer, Père. Le corriger », répondit-elle, un peu raide mais avec une pointe de fierté. Le prêtre éclata d’un petit rire, puis d’un geste large lui désigna l’escalier. Les marches de pierre, usées par des générations de pas, menaient vers l’étage où régnait la mécanique séculaire. Arrivée en haut, Alice resta un moment figée. Devant elle s’étalait une véritable cathédrale de métal : rouages massifs, axes polis par l’usure, contrepoids suspendus dans le vide comme des pendus immobiles. Chaque pièce vibrait d’une dignité ancienne, témoignant de siècles de battements réguliers — ou presqu

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