Chapitre 19 Au clair de lune, les deux jeunes mariés discutent sur le banc du jardin, profitant du paysage baigné de la lumière de l'astre lunaire. Alors que Marianne discute avec Félicien, ce dernier plonge dans ses réflexions et observe le lac scintillant, au loin, son visage est caressé par la brise estivale. Il emplit ses poumons d'air frais dans une grande inspiration et se remémore un petit moment de son enfance. Encore petit, il appréciait que ses parents lui laissent la fenêtre ouverte en été et, pendant qu'il cherchait le sommeil, il se réconfortait en écoutant les bruits extérieurs ; sa plus grande frayeur, à ce moment-là, était le silence, car il lui trouvait quelque chose d'inquiétant. Il est bien ironique de savoir que ce fut son quotidien quelques années plus tard et qu'il allait plonger dans les brouhahas de ses pensées pour se donner l'illusion de faire taire ce calme suffocant. Mais quand il y repense, alors qu'il ne se passe rien d'exceptionnel, le jeune homme ressent un apaisement. Depuis quelque temps, il arrive à se remémorer quelques vieux souvenirs, en dehors de ceux avec sa mère ou de sa némésis, et s'en étonne même. Félicien avait tellement la tête dans ses problèmes et dans ses ruminations qu'il ne croyait pas avoir d'autres souvenirs, excepté ceux qui lui revenaient en permanence. Aujourd'hui, il aime bien se remémorer ces bons moments comme la fois où il a lu un livre captivant, près de la fenêtre, alors que les oiseaux chantaient dehors ou la sortie en direction du lac avec Marianne. Cette fois, ces souvenirs n'agissent plus comme un poison, Félicien les apprécie pour ce qu'ils sont, des évènements et des sensations passés et passe à autre chose une fois qu'il n'y pense plus. Plongé dans son introspection, le maître du manoir ne remarque pas Marianne qui l'interpelle depuis quelques secondes déjà. — Félicien ? — Pardon ? sursaute-t-il, en sortant de ses réflexions. Vous me disiez quelque chose ? — Oh non, je ne faisais que parler des roses à venir, explique sa femme. Quelque chose vous préoccupe ? — Rien d'inquiétant, je réfléchissais seulement. — Seriez-vous fatigué ? Félicien peut discerner une légère inquiétude dans le regard de sa femme, elle se sent certainement coupable de perturber son sommeil puisqu'elle lui a souvent partagé ses craintes à ce propos. Marianne a parfois eu de la peine à trouver le sommeil et s'en excuse souvent, mais cela n'est pas un problème pour son mari ; de plus, les nuits précédentes se sont déroulées sans encombre et Félicien n'a pas eu à faire de nuit blanche depuis cette nuit-là. Alors il la rassure aussitôt, en secouant la tête. — Je ne suis pas fatigué. J'insiste, j'étais juste dans mes pensées et il est bien cavalier de ma part de m'être égaré pendant que nous discutions, s'excuse-t-il, platement. Vous parliez donc des roses à venir ? — Ce n'était pas très intéressant, j'étais juste impatiente de pouvoir voir les roses fleurir, explique Marianne, souriante. — Les roses ? s'exclame-t-il, en regardant les bourgeons dont certains commencent tout juste à éclore dans le jardin. Je vois. Effectivement, cela prendra encore quelques semaines, mais j'espère aussi les voir fleurir au plus vite. Les roses dégagent une odeur agréable et j'aimerai que vous puissiez les sentir et les apprécier, également. — J'espère pouvoir sentir les roses, alors. J'ai toujours eu l'impression qu'elles porteront votre parfum. — Mon parfum ? Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? — Je l'ignore. À chaque fois que je pense aux roses et à leur parfum, je pense à vous. — Mon parfum est bien différent des roses, explique-t-il, en sentant brièvement la manche de son pyjama. Celui des roses est bien plus délicat, vous aurez l'impression qu'ils vous caressent dès la première inspiration. — Je vois, alors j'ai hâte de pouvoir le constater, s'exclame Marianne, plus impatiente encore. Me ferez-vous également une couronne de roses lorsqu'elles fleuriront ? — Une couronne de roses, dites-vous ? Ce ne sera pas une tâche aisée, il faudra enlever les épines, mais je pourrai essayer. — Vraiment ? Alors j'espère pouvoir en porter une. Cette idée enthousiasme Marianne, elle espère pouvoir rapidement porter cette couronne qu'elle chérira. Devant cet éclat d'innocence, Félicien se met à sourire discrètement. La dernière fois qu'il avait vu sa femme avec autant d'étoiles dans les yeux, c'était lorsqu'il lui apprenait tout juste à lire. Le jeune homme ne s'était pas douté que cette expression candide lui manquerait autant. Il s'en était aperçu uniquement durant cette lourde période qu'a traversé Marianne, cette dernière ne semblait pas être là, comme si elle n'était qu'une coquille vide. Félicien s'en rappelle encore, lorsqu'il lui parlait, il pouvait voir du vide dans le regard de son interlocutrice quelque peu absente, comme s'il pouvait apercevoir le néant à travers. Mais depuis la discussion nocturne qui s'était déroulé la veille du mariage, il a pu revoir cette Marianne naïve qu'il appréciait malgré tout, celle qui réfléchissait de manière simple et qui se satisfaisait de petites choses comme les marguerites. Il lui avait fallu quelques nuits réparatrices pour qu'elle puisse reprendre ses couleurs. Félicien veille toujours sur elle pour s'assurer qu'elle s'endorme tranquillement, avant d'aller se coucher à son tour. La deuxième nuit, juste après leur union, sa femme souhaitait une main sur sa joue pour réussir à s'endormir. Elle s'enfermait dans le silence, avec ce regard préoccupé, réagissant au moindre bruit suspect comme le grincement naturel du bois ou un hululement de chouette ; parfois, à moitié somnolente, elle pouvait aussi marmonner des phrases qu'il n'arrivait pas à comprendre et la seule phrase qu'il a réussi à saisir était "Je me demande ce que sont devenus les autres". Félicien ignore bien qui sont ces « autres » et, de toute manière, il préfère ne pas en savoir plus. Puis, peu à peu, sa femme n'a plus eu besoin d'avoir une main sur la joue et préférait simplement entendre une histoire pour trouver le sommeil. Même si cela pouvait sembler inhabituel, Félicien s'exécutait sans poser de questions. Il improvisait alors des récits qui finissaient souvent sans queue ni tête, bien conscient que son épouse ne cherchait pas à écouter une histoire cohérente, mais plutôt à se laisser bercer par le son de sa voix. En y repensant, un léger rire lui échappe, un mélange de tendresse et d'amusement. Ce petit éclat sonore inattendu attire aussitôt l’attention de Marianne, qui tourne la tête vers lui, intriguée. — Qu'est-ce qui vous fait rire ? demande-t-elle, confuse. — Je repensais juste à la dernière histoire que je vous ai raconté, il y a trois jours, celle de l'éléphant rose. — Oh, l'éléphant rose ! Oui, je le trouvais adorable, je me suis malheureusement endormie avant d'entendre la fin. — Croyez-moi, il n'y avait pas vraiment d'histoire et heureusement que vous vous êtes endormie avant la fin, car même la cohérence a fini par abandonner le récit. — Non, je l'ai trouvé très bien, j'espère pouvoir voir un éléphant rose une fois, dans ma vie, sourit-elle. — Je suis au regret de vous apprendre que les éléphants roses n'existent pas, à ma connaissance, réplique son interlocuteur, en croisant les bras. Mais nous pourrons voir des éléphants dans un zoo, un jour. — Vraiment ? Dans un zoo ? C'est la maison des animaux, le zoo ? — C'est une manière très enfantine de le dire, mais en quelque sorte, même s'il n'y a pas que des animaux dans les zoos, spécifie-t-il, vaguement, en se remémorant du Jardin zoologique d'Acclimatisation de Paris. — Est-ce que nous pouvons aller voir les animaux du livre de "La jeune fille qui embrassait les étoiles" ? — Il y a de forte chance qu'il y ait des chevaux, mais je suis pas certain qu'il y ait des cochons d'Inde, là-bas. — Où les trouve-t-on, alors ? — Ils sont trouvables à l'étranger, je sais qu'une famille proche de mon père en a fait importer deux depuis l'Angleterre. — Oh, ce n'est pas grave, je suis déjà satisfaite de pouvoir voir un cheval et un éléphant. Marianne affiche un grand sourire lumineux et laisse transparaître toute son excitation à l'idée d'aller voir les animaux de son conte préféré. Si au début, Félicien la trouvait très particulière, à cause de ce côté enfantin et le fait qu'elle soit lente à la détente, alors qu'elle n'est plus une enfant. Félicien en est certain, ce soir, c'est cette lumière qu'il apprécie beaucoup tout comme sa simplicité qui l'apaise tant. Le jeune homme se redresse légèrement avant de s'adosser confortablement au dossier du banc. Après un instant de contemplation, il tourne son regard vers Marianne. — Marianne, vous souvenez-vous lorsque vous m'avez comparé à la lune ? — Oh ? Effectivement, je vous trouve aussi élégant que la lune. — Si je suis la lune, alors je trouve que vous êtes le soleil. Je ne pourrai pas expliquer pourquoi, mais je vous trouve lumineuse et chaleureuse comme le soleil d'été. — Vraiment ? bégaye sa femme, abasourdie. — Tout cela, juste pour vous dire que je suis soulagé de voir que vous allez mieux. Je me sens apaisé lorsque je vous vois sourire ou rire. — Alors je suis heureuse de vous donner le sourire, réplique-t-elle,