Esther Anse - Qwice

Le lendemain en France, le 2 août 1914, l'ordre de mobilisation générale sera donné par décret du Président de la République. J'aimerais partager un extrait d'œuvre littéraire. Il

Esther Anse - Qwice 2025

Le lendemain en France, le 2 août 1914, l'ordre de mobilisation générale sera donné par décret du Président de la République. J'aimerais partager un extrait d'œuvre littéraire. Il s'agit du début du chapitre I de "Prélude à Verdun", tome XV de la série Les Hommes de bonne volonté, fresque romanesque de vingt-sept volumes écrite de 1932 à 1947 par la main de Jules Romains. Elle se veut dépeindre l'histoire de l'Europe entre 1908 et 1933. Le dernier paragraphe me frappe toujours. <p><span>« </span>Jamais tant d'hommes à la fois n'avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n'étaient partis pour les champs de bataille mieux convaincus que l'affaire les concernait personnellement.</p><p>Tous ne jubilaient pas. Tous ne fleurissaient pas les wagons, ou ne les couvraient pas d'inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensée les paysans qui, venus le long des voies, répondaient mal aux cris de bravade et saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d'hommes jeunes. Mais ils avaient en général bonne conscience. Puisqu'il n'était plus question d'hésiter ni de choisir, l'on remerciait presque le sort de vous avoir forcé la main. Peut-être allait-on bientôt s'apercevoir qu'avec ses rudes façons il vous avait rendu service, comme le maître nageur au débutant qu'il pousse à l'eau.</p><p>L'affaire, on n'en doutait pas, était de taille à remuer le monde entier. Et déjà elle en soulevait un large morceau. Mais par un effet de la tradition, et comme par droit de priorité, avant de devenir mondiale, elle était franco-allemande.</p><p>Chacun des deux peuples s'était élancé à la rencontre de l'autre, en tâchant de bien maintenir dans sa tête une idée de la guerre aussi excitante que possible. Les Allemands s'efforçaient de croire qu'ils reprenaient une vieille épopée ; qu'ils avaient derrière eux des chevaliers et des empereurs du Moyen-Âge tendant leur épée toute droite et leur montrant le chemin. Derrière les chevaliers du Saint-Empire, il y avait même les guerriers d'Hermann, et tant d'autres encore que les légions du Sud étaient venues massacrer dans les forêts, et dont il n'était pas trop tard pour venger la juste cause. Le but prochain, c'était d'augmenter l'honneur de la patrie germanique, et la crainte qu'on avait d'elle. C'était de décourager définitivement les entreprises des envieux, à qui sa récente prospérité portait ombrage, et qui, d'un bout à l'autre de l'Europe, se conjuraient pour l'encercler et l'abattre.</p><p>Les Français préféraient s'imaginer que, ce qu'ils avaient derrière eux, c'était l'humanité ; qu'une fois de plus, voyant qu'elle ne pouvait sauver son destin qu'au prix d'une contestation sanglante, elle avait décidé de les choisir, eux, pour champions. Il leur fallait, bien entendu, sauver aussi le sol natal, et même profiter de la circonstance pour reprendre deux provinces naguère perdues. Mais le plus important était de prouver au monde qu'on restait les soldats de la Révolution, le peuple qui depuis les Croisades n'avait jamais fait de guerre sans y mettre quelque intention de bienveillance universelle, et qui avait constamment voulu que ses voisins eussent leur part, au besoin malgré eux, des formes de vie excellentes dont lui-même avait eu l'initiative.</p><p>Mais chez les uns comme chez les autres, il y avait encore l'excitation de partir pour des vacances bruyantes, brutales, tumultueuses ; de vraies vacances de garçons. (C'était d'ailleurs la bonne époque de l'année.) On allait se reposer de la paix. La paix comporte des milliers de soucis ; des obligations que l'âge moderne n'a cessé de rendre plus enchevêtrées et menues ; même des ornements de la vie quotidienne et accessoires du bien-être qui gênent la liberté des mouvements ; tout cela si serré autour de vous et si fragile qu'à la longue l'attention à ne rien casser devient très fatigante. On allait s'offrir une période d'insouciance et de sans-gêne, une orgie de mouvements brusques, sans aucun égard pour les choses fragiles ; une cure de grossièreté primitive, de tout à fait de mauvaises manières, d'impolitesse radicale. Cette débauche vous souriait d'avance d'aujourd'hui plus qu'on était plus jeune, qu'on se portait mieux ; et qu'on savait qu'elle serait courte. »</p>

Animation Animation