« Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » ironisait Voltaire. On ne peut pas vivre dans le meilleur des mondes, n’est-ce pas ? Mais, Voltaire a-t-il raison de se moquer de Leibniz ? A-t-il vraiment compris Leibniz ? Car, ne vit-on pas dans le meilleur des mondes ? – Ce post reprend en partie un travail que j’ai pu faire en Master (sur le même sujet) avec l’accord de l’enseignant (qui n’a aucune responsabilité dans ce que j’écris ici). Leibniz et le meilleur des mondes – une lecture du Discours de métaphysiqueY a-t-il une perfection du monde ? Un monde parfait, est-ce un monde exempt d’imperfections ? Le meilleur des mondes, est-ce celui qui ne contient aucun mal ? En d’autres termes, comment concilier l’existence, de fait, du mal et des imperfections avec l’idée d’un Dieu parfait, omnipotent, et infiniment bon qui aurait créé le meilleur des mondes ?Comment peut-on affirmer d’un côté que Dieu est infiniment parfait, métaphysiquement et, surtout, moralement, qu’il a créé le meilleur des mondes, et d’un autre côté que le monde dans lequel on vit est parfait, sachant que le mal existe ? Autrement dit, quelle place peut-on accorder au mal dans un monde parfait ?Qu’est-ce que ça signifie que le monde est le meilleur possible ? Que dit Leibniz par là ? C’est dans son Discours de métaphysique (article 1 et 6 principalement) que Leibniz exprime cette idée, que Dieu a créé le meilleur des mondes, et que rien n’est hors d’ordre dans ce monde parfaitement organisé, dans ce meilleur des mondes.Pourtant, Voltaire ironisait le propos de Leibniz, comme il adore sottement le faire, dans Candide avec, en particulier, le personnage de Pangloss. Pour Voltaire, le monde n’est pas le meilleur possible. Comment donc pourrait-il l’être quand on voit les guerres (chapitre 3), l’Inquisition avec ses autodafés (chapitre 6) ou qui pende les hérétiques, etc. ? Autrement dit, quand on prend en compte l’idée du mal, que le mal existe, qu’il y a des choses qui sont mauvaises, comment peut-on accepter la perfection du monde ? Dire que ce monde est parfait, ou à tout le moins est le meilleur possible, ce ne serait pas rendre hommage à la puissance divine.A la vérité, Voltaire, quoiqu’il se gaussât vainement d’une idée qu’il ne comprenait pas, nous oblige à répondre à un problème : si le monde est parfait comment donc expliquer le mal ? si le monde est parfait, quelle place accorder au mal, et à la liberté ?Vit-on vraiment dans le meilleur des mondes ? Mais cette question, en réalité, en suppose une autre : en quel sens faut-il entendre le terme « meilleur » dans « meilleur des mondes » ? en quel sens peut-on dire que le monde est parfait ? Ou encore « qu’est-ce que la perfection pour un monde » ?Pour ce post, je me propose donc d’étudier ce qu’est la perfection pour un monde, voir si la critique voltairienne, qui ne tient qu’à la simple ironie, est véritablement pertinente ou si elle manque le propos leibnizien ; enfin de préciser ce que signifie pleinement pour Leibniz la perfection pour un monde et les conséquences que cela peut entraîner, notamment concernant le problème du mal.I. Voltaire : on ne vit pas dans le meilleur des mondes« Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles. » (Candide, p. 138)Voltaire, dès le début du Candide, indique son projet, rend assez explicite qu’il s’oppose à Leibniz. Pangloss, notons-le dès à présent, n’est qu’une caricature de Leibniz. Avec l’ironie qui le caractérise si bien, Voltaire cherche à rejeter, dans cette citation, deux idées : l’harmonie préétablie du monde et le principe de raison suffisante. Dans le Candide, il vise tout particulièrement l’harmonie préétablie du monde.Le principe de raison suffisante est immédiatement visé (« il n’y a point d’effet sans cause »), puis vise la perfection du monde qui devient, chez Voltaire, l’idée sotte que « tout est au mieux dans ce monde » (p. 143), que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Voltaire se gausse de cette idée. Le titre exact du Candide semble nous l’indiquer clairement : Candide ou l’Optimisme. Leibniz serait donc un optimiste simplet qui pense que tout va bien. Un meurtre : tout va bien. La guerre : tout est parfait. L’inquisition : c’est le beau. Pour Voltaire, on ne peut pas vivre dans le meilleur des mondes : comment le pourrait-on quand on voit que le mal existe ? Comment peut-on dire que le monde est parfait, que tout va au mieux en ce monde, quand on voit la guerre, les meurtres, les vols, les viols, les agressions, le despotisme, l’inquisition et les autodafés, etc. ?C’est pour ça, pour contrer cette vision optimiste, que Candide vivra tant de mésaventures. Il finira, à la fin, par rejeter la leçon de Pangloss qui, aveuglé par sa doctrine, est totalement déconnecté de sa condition. Candide, amoureux de Cunégonde, se verra chassé par le baron et père de Cunégonde – un si bon baron, n’est-il pas ? Cunégonde sera tuée pendant le sac du château de Thunder-ten-tronckh, après avoir été violée (chapitre 8). Cette nouvelle bouleversera Candide. Mais, en réalité, Cunégonde a survécu, et a été vendue comme esclave. La vie d’esclave l’enlaidira. Candide la retrouvera à Constantinople à la fin du conte, et l’épousera. Le monde ne semble pas être si beau que ça, n’est-il pas ? Le personnage de Cunégonde, son parcours, son évolution, sert à illustrer la cruelle nature du monde. Le monde n’est pas « parfait », il est cruel, laid.Pangloss, quant à lui, souffrira de la syphilis (chapitre 4), mais en survivra. Il sera pendu à Lisbonne au cours d’un autodafé (chapitre 6), mais en réalité a survécu parce que la corde était mal nouée. Et malgré toutes ses mésaventures, il défendra mordicus son optimisme. Le personnage de Pangloss, quant à lui, permet à Voltaire de souligner l’absurdité de l’optimisme extrême qu’il représente, et permet, partant, de critique l’optimisme de Leibniz. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Ou peut-être pas.Mais, Voltaire a beau jeu de se gausser d’une idée qu’il travestit. Si Leibniz doit affronter le problème du mal et de la perfection pour un monde (ce qu’il fera notamment dans les Essais de théodicée), il ne se réduit pas à la caricature de Voltaire. Pangloss est une caricature de Leibniz, c’est évident. Mais une piètre caricature. Ce qui rend la critique voltairienne d’autant plus indigeste. En effet, se moquer, ce n’est pas contre-argumenter. Se moquer, c’est rire de l’autre, voire faire rire de l’autre. Or, si on n’est pas à la même table que Voltaire (pour reprendre l’idée de Bergson dans le Rire), on risque surtout de noter l’indécence de la critique du leibniziansisme.C’est d’ailleurs quelque chose que je reproche à Voltaire, il est aisé de se moquer de quelque chose, mais la moquerie est assez vite limitée. Et, in fine, on se retrouve à avoir un texte fade qui nous force à nous demander si Voltaire a compris ce qu’écrivait Leibniz, voire s’il l’a lu.Pangloss défend le principe de raison suffisante. Mais ce principe se réduit-il à l’idée qu’il n’y a pas d’effet sans cause ? Soyons tout de même honnête, ce n’est pas vraiment ce que dit Leibniz. Dans les Principes de la nature et de la grâce (§7), Leibniz se pose une question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? En effet, il semble plus simple qu’il n’y ait rien. Or, il y a quelque chose. Pourquoi ? Il semble que l’univers serait davantage plus simple, plus facile à comprendre, à expliquer, à saisir, à interpréter, à penser, s’il n’y avait rien. Prenons un exemple. Mettons une boule sur un billard. Si on ne la touche pas, si on ne la frappe pas, elle ne bouge pas. Il est donc plus simple, plus évident, qu’il n’y ait aucun phénomène, plutôt que le contraire. Pour que la boule de billard se meuve, il faudrait, à tout le moins, qu’un autre corps vienne la toucher. Si on étend ce constat : il semble plus simple que l’univers n’existe pas. Or, il existe. Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? C’est à cette question que cherche à répondre Leibniz quand il développe le principe de raison suffisante. Il ne dit pas tant qu’aucun effet n’a pas de cause, mais plutôt qu’il est possible de remonter la chaîne de la causalité, en partant de l’effet pour arriver jusqu’à la cause, pour atteindre une cause qui n’en aurait pas. Et cette cause qui n’en a pas, cette raison suffisante, c’est Dieu. Puisque Dieu n’a pas besoin de se justifier. S’il est acte pur, pour reprendre les catégories scolastiques, son existence est son essence ou plutôt, son essence c’est d’exister. Dieu n’a donc aucune cause.Alors, cette idée du principe de raison suffisante n’est pas infaillible, et on peut tout à fait la critiquer. Mais la résumer à « tout effet a une cause », c’est manquer deux points importants chez Leibniz. D’abord, l’idée que la raison de toute chose, la raison première, la cause première, celle qui est au début, commencement, de tout ce qui est, c’est Dieu. Ensuite, ce principe suppose que tout prédicat est inclus dans la notion du sujet ! On voit donc que c’est légèrement plus subtil qu’un simple déterminisme. Certes, le principe de raison suffisante indique que tout ce qui existe ou arrive à une explication rationnelle, une cause, une raison d’être, mais il ne dit pas que ça. Et à tout le moi