« La raison du plus fort est toujours la meilleure » écrivait La Fontaine ; en effet, celui qui a raison, c’est celui qui gagne, qui a le plus de force, qui peut faire plier son adversaire… N’est-ce pas ? Et si on interrogeait cette « raison du plus fort » ? Partie 1/3 La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ?La raison du plus fort est toujours la meilleure. C’est un proverbe qui suppose que la force est ce qui donne raison, l’usage de la force donne raison au plus fort. D’après ce proverbe, la résolution d’un conflit passe par la force ; celui qui gagne un débat, c’est aussi le meilleur, le plus fort, et ce qu’importent les arguments, les paralogismes, les sophismes, et autres figures rhétoriques. C’est à La Fontaine qu’on doit ce proverbe, dans sa fable « Le loup et l’agneau ». Et en effet, c’est le loup qui a raison, qui gagne, puisque c’est lui le plus fort. En effet, le loup dévore l’agneau, le punissant de ses crimes. Le loup, le plus fort, a raison. Et qu’importe que l’agneau soit innocent ; par le simple fait que le loup soit le plus fort, l’agneau est coupable.Il semblerait donc que cet adage cautionne une vision du monde où c’est la force qui prime sur le droit, où la puissance l’emporte sur l’équité. La raison du plus fort est la meilleure parce qu’elle s’impose, et que pour la nier, il faut utiliser la force. Mais cette raison est-elle vraiment juste ou morale ? La force est-elle même un argument ? Et surtout, la vérité, qu’on définit pourtant comme l’adéquation entre un jugement et la chose jugée, entre un jugement et la réalité, varie-t-elle selon le point de vue ? Pour le dire autrement, est-ce que, parce que je suis le plus fort, le réel se plie à moi ? Par exemple, la proposition « la Terre est plate », que j’énonce, devient-elle vraie sous prétexte que je suis le plus fort ? En somme, cet adage nous force à réfléchir au rapport qu’entretiennent la vérité, la force et la raison, tout précisément lors d’une argumentation. Le loup a-t-il réellement raison ? Ou bien n’a-t-il raison que parce qu’il est persuasif ? La force, physique ou celle de la persuasion, peut-elle concrètement justifier toutes les actions, même les plus immorales, comme celles de condamner à mort l’innocence incarnée ?La force, pourtant, peut prévaloir sur la morale, la justice, parce qu’il n’y a quelle pour se défendre : quel procès y a-t-il dans la nature ? L’homme, à l’état de nature, ou encore l’homme sauvage, n’a-t-il pas besoin de la force pour survivre ? Quel procès est-il possible dans la nature ? Contre une bête sauvage, est-ce la force ou la discussion qui permet de s’en sortir ? Toutefois, il est besoin, pour vivre en société, d’abandonner son pouvoir de nuisance, sa force. Mais dans ce cas, dans le cas de la politique, quel rôle donner à la force, n’en a-t-elle pas un ? La Justice a-t-elle besoin de la force ?Qu’il y ait besoin de force en politique, cela semble vraisemblable. Néanmoins, est-ce à dire que c’est au fort de dominer ? Et même au-delà de la politique, le plus fort doit-il dominer ? Mais si on admet cela, comment considérer le « faible », celui qui est vulnérable, par exemple le malade ? Ainsi, si le fort doit dominer, est-ce à dire que la vulnérabilité est mauvaise ? Pourtant, n’y a-t-il pas quelque chose à noter dans la vulnérabilité, n’y a-t-il pas une demande de reconnaissance dans la vulnérabilité ? N’y a-t-il pas, dans le vulnérable, quelque chose comme une « raison du plus faible » qui demande une certaine reconnaissance, qui demande la reconnaissance d’être humain, avec sa dignité ?I. La fable ; réflexion sur la force, la nature et l’argumentationA. « Le loup et l’agneau », la force contre la raisonLa fable, « Le Loup et l’Agneau », Fables, I, X, pp. 72-73La raison du plus fort est toujours la meilleure :Nous l'allons montrer tout à l'heure.Un Agneau se désaltéraitDans le courant d'une onde pure.Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,Et que la faim en ces lieux attirait.Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?Dit cet animal plein de rage :Tu seras châtié de ta témérité.Sire, répond l'Agneau, que Votre MajestéNe se mette pas en colère ;Mais plutôt qu'elle considèreQue je me vas désaltérantDans le courant,Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;Et que par conséquent, en aucune façon,Je ne puis troubler sa boisson.Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,Et je sais que de moi tu médis l'an passé.Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mèreSi ce n'est toi, c'est donc ton frère.Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens:Car vous ne m'épargnez guère,Vous, vos Bergers et vos Chiens.On me l'a dit : il faut que je me venge."Là-dessus, au fond des forêtsLe loup l'emporte et puis le mange,Sans autre forme de procès.La force a toujours raison… Vraiment ?La fable semble, de prime abord, justifier la force, c’est elle qui a raison, et elle est la « meilleure » des raisons face au faible. L’agneau est bien cette image de la chose faible, de ce qui n’a pas la possibilité de se défendre. Le loup gagne le débat, parce qu’il est le plus fort. En effet, le plus fort peut, par sa force, imposer sa volonté. Si l’agneau avait raison, il aurait été le plus fort. N’est-ce donc pas pour cela que le loup gagne ? Le loup gagne « sans autre forme de procès », sa force, c’est elle qui a tranché. Justice ?Et si on lisait de plus près le texte ? La Fontaine critique bien plutôt l’injustice, l’abus de pouvoir et l’usage de la force pour « avoir raison ». En somme, ce que veut dire La Fontaine ici, c’est bien plutôt que l’agneau a raison, qu’importe la force du loup. En effet, l’agneau, l’innocence même, fait tout ce qu’il peut pour montrer son innocence : on le voit notamment avec l’utilisation de liens logiques, p. ex. « par conséquent », de questionnements « comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? », ou encore l’utilisation d’une logique somme toute élémentaire. L’agneau a, factuellement, tout à fait raison, et répond à toutes les attaques du loup ; du point de vue argumentatif, le loup ne peut gagner ; le loup lui-même finit-il par « On me l’a dit », le plus bas degré de preuve. Le loup fait mine de faire un procès à l’agneau, lequel se défend et, si la vérité était ce qui devait l’emporter, aurait été acquitté. Toutefois, le loup ne comptera que sur sa force pour faire valoir sa volonté et sa « raison », une raison sans raison.Le loup a faim et cherche un prétexte pour dévorer l’agneau. Il est parfaitement injuste, il abuse de sa force. L’agneau a raison : il ne peut troubler le cours de l’eau, il n’a pu « médire » du loup l’an passé puisqu’il n’était pas né, aucun de ses frères n’est fautif non plus vu qu'il n’en a aucun. En somme, le sort de l’agneau était déjà scellé, et sa défense n’a servi à rien. Le loup ne cherchait qu’un prétexte : qu’importe qu’il ait raison, sa simple force suffit à lui donner raison ; qu’importe que la réalité ne se colle pas à ses désirs, sa force brute, physique, sa puissance suffit à lui donner raison. Le puissant impose sa volonté, par la seule force, il a raison. L’utilisation de la force justifie-t-elle un acte injuste ? Car en tuant l’agneau, en le dévorant, le loup n’en a-t-il pas commis un ? Tuer l’innocent, le condamner, est-ce juste ?La force, pour le loup, est un argument, c’est même son seul véritable argument, puisque tout le reste n’est que prétexte. J’ai faim, je veux te dévorer, et comme je suis le plus fort, rien de ce que tu me diras ne saura me faire changer d’avis. Voilà ce que dit vraiment le loup. Que lui importait la raison donnée, il en change même. Le loup veut manger, et il est fort. Un procès truqué, mais un procès tout de même. L’agneau a le droit à un procès. Pourtant, sa défense n’est pas écoutée, car seule la force importe. Au loup ne lui importe pas la vérité ; le réel doit se plier à ses envies. Il préférerait persuader plutôt que convaincre ; alors que l’agneau fait tout ce qu’il peut pour convaincre le loup de sa bonne foi, de son innocence.Persuader ? Convaincre ? Qu’est-ce à dire ? La raison du plus fort est la meilleure, est-ce à dire que la force peut convaincre ou bien qu’elle ne peut que persuader ? « Venceréis, pero no convenceréis », tout tient dans cette maxime que l’histoire a retenue, de Miguel de Unamuno. Cette célèbre phrase est proclamée le 12 octobre 1936, à l’Université de Salamanca par Unamuno : « Vous vaincrez, mais vous ne convaincrez pas ! » crie-t-il aux franquistes, au début de la guerre civile espagnole (1936-1939). Ils gagneront, ils vaincront, mais convaincront-ils ? Tout comme le loup, il a vaincu, mais a-t-il convaincu ?B. Persuader et convaincre : la force de la persuasionPersuader et convaincre : une distinction conceptuelleConvaincre et persuader, dans le langage ordinaire, et si on n’y prête pas attention, c’est amener quelqu’un à reconnaître la vérité ou la nécessité d’une proposition. Au mieux, dira-t-on, il s’agit de deux manières de se rapporter à ce but : on convainc ou persuade quelqu’un pour le faire agréer à notre position, à ce qu’on dit, au vrai. C’est sur cela que se fonde le principe même du débat : on cherche à convaincre ou à persuader les autres, c’est-à-dire à faire en sorte qu’ils soient d’accord avec moi. Deux manières de s’y rapporter. Pourquoi ? Parce que persuader