Deus In Machina - Qwice

Le Corbeau : anonymat, foule, ragots, délation, lynchage public et cancel culture dans les années 1940 ! (Le film est trouvable sur Archive.org, avec des sous-titres anglais néanmoins : https://a

Deus In Machina - Qwice 2024

Le Corbeau : anonymat, foule, ragots, délation, lynchage public et cancel culture dans les années 1940 ! (Le film est trouvable sur Archive.org, avec des sous-titres anglais néanmoins : https://archive.org/details/le-corbeau) <p style="text-align:justify;">Eh non, aujourd’hui, je ne vous parle pas d’un obscur film d’auteur étranger sortis du fond des âges ou d’une absconse expérimentation visuelle animée ; je vais bel et bien joyeusement disserter sur un des grands classiques du cinéma français. Malgré ce statut indiscutable, le film n’est guère abordé ou discuté sur Internet, et les générations d’aujourd’hui de cinéphiles semblent oublier cette perle. Pourtant, c’est un film très fort, qui sait aborder des thématiques bien modernes, actuelles mêmes, et mérite d’être vu et revu pour des décennies encore.</p><p style="text-align:justify;">Le contexte historique ne le laissait pourtant pas présager. Le film est réalisé et sorti en 1943, année sombre laissant voir la France vendue à l’ogre nazi. C’étaient les années de l’Occupation, les films étaient rares et censurés, mais celui-ci connut un succès public à sa sortie. Il fut néanmoins interdit à la Libération, jugée anti-français, pour le tableau peu reluisant de la province française que montre le film. Il est l’œuvre du grand réalisateur Henri-George Clouzot, derrière par ailleurs un de mes films préférés, <em>Le Salaire de la peur</em>. Et, soyez rassurés, il n'a rien d'un collaborateur.</p><p style="text-align:justify;"></p><p style="text-align:justify;">Le film se déroule dans un petit village de province encore sans histoire. La vie y est encore rustique et campagnarde, le mode de vie paysan de l’avant-guerre est fidèlement dépeint. Il s’agit de ces petites communes d’antan, où tout le monde se connaît et où l’on vit de sa naissance à sa mort sans beaucoup d’espoir d’ailleurs. Le film s’ouvre sur le protagoniste principal, Rémi Germain, médecin de la ville célibataire, aux manières froides et dures, puis sur ses collègues de l’hôpital et diverses autres personnages, Laura Vorzet et son époux, lui aussi docteur ; Denise, qui fait les yeux doux à Rémi en feignant la maladie pour le voir, entre autres.</p><p style="text-align:justify;">La paix du village sera troublée par l’apparition d’un grand nombre de lettres anonymes, toutes signées d’un même pseudonyme : Le Corbeau. Elles sont calomnieuses, accusant entre autre Rémi Germain d’être l’amant de Laura, et de pratiquer l’avortement (encore illégal alors). Le docteur Vorzet assure qu’il s’agit de l’œuvre d’un fou à ne pas écouter. Mais les habitants en parlent entre eux : tout le monde affirme ne pas croire pareilles sottises mais, très vite, l’hypocrisie commence à régner sans partage.</p><p style="text-align:justify;">Il faut dire que le village est parsemé de personnages aux intérêts propres, débordant d’autant de qualités que de défauts. Chacun est assiégé de conflits personnels, de doutes, de remords et de passions. Denise, boiteuse, veut vivre sa jeunesse ; Rolande, l’adolescente, se fait de l’argent de poche comme elle peut ; Marie, l’infirmière, trafique des médicaments pour tenir ses dépenses. Un village d’anges ne pourrait être touché des diffamations d’un corbeau railleur et rieur. Le mystérieux correspondant ne corromps personne, au fond ; ile ne fait que mettre la pagaille dans une communauté déjà troublée, faite d’esprits troublés, ou simplement imparfaits.</p><p style="text-align:justify;">Alors, chacun se fait une petite idée sur l’identité du Corbeau. Les ragots propagés par l’anonyme sont si nombreux, ciblés et précis que bien qu’absurdes, les villageois se mettent à les prendre au sérieux. Le Corbeau s’attaque même à des notables, dont certains comme le préfet voyant leur carrière plus ou moins compromise. Les lettres se font de plus en plus nombreuses, la machine s’emballe : le rythme d’envoi des lettres est finalement si élevé qu’il n’y a plus un seul Corbeau, mais bien plusieurs, qui ont suivi le mouvement et calomnient à leur tour. La délation sans preuve devient quotidienne.</p><p style="text-align:justify;">Si quotidienne qu’on y prête plus de véritable attention, jusqu’au drame. Un des patients de Rémi Germain recevra aussi une lettre, lui révélant que son cas était désespéré mais que le docteur le lui cachait. Pris de chagrin, il se suicide (crime particulièrement grave dans la France catholique d’alors). L’affaire devient criminelle : le Corbeau est un tueur, il faut le retrouver. À l’enterrement, la foule s’excite, s’enflamme, réclame un coupable.</p><p style="text-align:justify;">Il est vite trouvé : Marie, l’infirmière, est désignée responsable, déjà suspectée sans raison bien solide. On la poursuit jusqu’à son domicile, elle n’est alors plus jamais laissée seule. Et une fois au-dedans, elle ne se reconnaît plus en se voyant dans son miroir brisé, comme doutant d’elle-même tant la culpabilité la ronge. Un caillou brise alors sa fenêtre ; jusque chez elle, elle est persécutée. Quand la foule trouve son coupable, la raison ne l’arrêtera plus.</p><p style="text-align:justify;">Le film est, sur ce point, peu subtil (ce n’est pas pour me déplaire) : ces petites communes de province ne sont pas les utopies de fraternités et d’amitié communautaires que les rêveurs traditionalistes racontent parfois en se remémorant un passé qu’ils n’ont, merci pour eux, jamais connu. Il s’agit le plus souvent de milieux sociaux difficiles dans lesquels la réputation peut faire votre avenir. Ici, tout le monde se connaît, tout se sait, la solitude n’existe pas, et l’anonymat en est d’autant plus destructeur.</p><p style="text-align:justify;">Dans ce climat de délation générale, difficile de ne pas reconnaître l’ambiance pesante de l’Occupation ; en France, elle a été une période de délation, d’arrestations arbitraires, de suspicions et de jugements. Derrière cette histoire de lettres anonymes, c’est moins le petit peuple de campagne française que Clouzot vise, mais un ennemi invisible à l’écran mais présent à l’époque jusque dans les salles de cinéma. Un ennemi innommable à cause de la censure et pourtant si évident, qui a un temps perverti la solidarité du peuple de France.</p><p style="text-align:justify;">Rémi Germain restera la cible principale des ragots, lui qui est comme un étranger dans ce village. Le Corbeau s’acharnera sur lui, et s’arrangera pour qu’un rendez-vous avec une de ses maîtresse soit surpris par l’autre. Ses soupçons pèsent alors sur Laura Vorzet ; mais pendant ce temps l’enquête avance. Le Corbeau, comble de la provocation, a lancé pendant une messe une lettre du haut de l’église. La liste des suspects se réduit alors à une vingtaine de personnes. Le docteur Vorzet, qui accumule les compétences de médecin et de graphologue, propose son aide dans l’enquête.</p><p style="text-align:justify;">Les vingt concernés seront convoqués pendant une longue journée de dictées ; ils devront écrire les lettres du Corbeau, plus de huit cents au total, dictées par Vorzet. Le véritable coupable ne pourra dissimuler pendant longtemps, selon lui, la supercherie. La première à craquer sera Denise. Sur elle pèsera les soupçons de Germain. Il sera révélé qu’elle n’était qu’un parmi d’autres ; le véritable Corbeau reste encore à découvrir.</p><p style="text-align:justify;">Drame social et psychologique, en à peine une heure trente, le film se permet également d’être un film d’enquête hors-pair, parmi les plus passionnants du dernier siècles. Tant et si bien qu’il me donne, pour une fois, envie de jouer le jeu d’Internet et d’une de ses règles : je ne révérerais pas qui est le Corbeau. Et il est évidemment inattendu en ce qu’il peut être n’importe qui. Et je ne précise pas que le film est exemplaire quant à sa photographie ou à sa maîtrise des cadrages, les images parlent d’elles-mêmes.<br /></p><p style="text-align:justify;">Je finirais en citant la meilleure scène du film, une des meilleures scènes de tout le cinéma selon moi. Après la séance de dictée, le docteur Vorzet rappelle à Germain un fait capital : il n’y a personne qui est tout blanc ou tout noir. Il lui reproche son manichéisme, et fait balancer la lampe pour lui montrer ce qu’il en est vraiment de la nature du bien te du mal en chacun : non pas que l’on soit tout de lumière ou tout d’obscurité, mais ces deux contraires ne font que balancer. Ils ne sont jamais deux fois de suite au même exact endroit. En nous, il y a autant de bien et de mal : renoncer au manichéisme, ce n’est pas tant réfuter qu’il y a un bien et un mal, mais accepter, constater, qu’ils ne font que balancer en chacun de nous. Et que la lumière ou l’obscurité peut facilement changer de camp.</p>

Image
Animation Animation