Après avoir publié mon post sur le doute dans les Méditations Métaphysiques, j’ai relu un peu certains textes de Leibniz. Et je trouve, a posteriori, la dernière partie de ce post assez faiblarde : on peut proposer une meilleure critique du doute en lui-même. Voilà donc quelques ajouts. <h1 style="text-align:justify;">Ajouts sur Descartes et le doute dans les Méditations Métaphysiques</h1><p style="text-align:justify;">Si le doute est pour Descartes un outil, une stratégie, un moyen en vue d’une fin plus grande, celle de réformer la science, il n’est pas détonnant d’interroger la pertinence de cet outil. Le doute est-il vraiment utile ? Est-il réellement fécond ? Peut-on, à partir du doute, réellement déduire que « je pense, donc je suis » ? En sommes, celui qui doute a-t-il raison de douter ? Quelles sont les limites du doute chez Descartes ?</p><p style="text-align:justify;">Me semble-t-il qu’on peut proposer deux grosses critiques à Descartes et à son doute. D’une part, à partir du doute, je ne peux pas dire que je suis ; au mieux, je prouve qu’il y a de la pensée qui existe. En gros, au lieu de « je pense donc je suis », ou « je suis, j’existe », il faut bien plutôt dire « ça pense ».</p><p style="text-align:justify;">Ensuite, si on admet qu’il y a certaines propositions qui sont si évidentes qu’on ne peut pas en douter : pourquoi choisir la proposition du cogito (pour penser, il faut être) et non pas une autre proposition ? Et surtout, cette méthode, ce doute, est-il vraiment convaincant ?</p><hr /><h2 style="text-align:justify;"><strong>I. <em>Je</em> doute, donc <em>je</em> suis ?</strong></h2><p style="text-align:center;"><strong>A. Je pense ou « ça » pense ?</strong></p><p style="text-align:justify;">Reprenons où Descartes en est à la fin de la <em>Première Méditation</em>. Les sens nous trompent, je rêve : l’extériorité est douteuse. Je me trompe parfois dans les calculs et peut-être qu’un Dieu me trompe tout le temps : même l’arithmétique et la géométrie, pourtant réputée vraie et indubitable, sont douteuses. Le doute neutralise donc tous nos moyens de connaissance. On ne peut donc pas utiliser la logique, puisqu’il y a ce Malin Génie.</p><p style="text-align:justify;">Ce Malin Génie est fort embarrassant, car il semble qu’il n’y ait rien qui y résiste. Toutefois, nous dit Descartes, si ce génie trompeur me trompe, il faut bien que j’existe, moi qui pense, sinon, que tromperait-il ? C’est pour ça que « je suis, j’existe » est une proposition vraie et indubitable.</p><p style="text-align:justify;">Mais, pourquoi « je » ? Pourquoi le malin génie qui trompe encore et encore ne saurait-il pas faire en sorte que « je » ne sois rien ? Car que trompe-t-il au juste ce dieu trompeur, ce malin génie ? Il trompe certes une chose qui pense, mais trompe-t-il un « je » ? Ce qui résiste au doute, c’est bien moins un « je » qui pense qu’une « chose » qui pense, c’est donc moins un « je » qu’un « ça » qui pense. C’est pourquoi ne vaudrait-il pas mieux dire « ça pense, donc ça est » ?</p><p style="text-align:justify;">« Que savez-vous si ce n’est pas que savez-vous si ce n’est point un corps qui, par ses divers mouvements et rencontres, fait cette action que nous appelons du nom de pensée ? Car, encore que vous croyiez avoir rejeté toutes sortes de corps, vous vous êtes pu tromper en cela, que vous ne vous êtes pas rejeté vous-même, qui peut-être êtes un corps. Car comment prouvez-vous qu’un corps ne peut penser, ou que des mouvements corporels ne sont point la pensée même ? » (2e série d’<em>Objections </em>aux <em>MM</em>, A, II, p. 542). Mersenne, dans ses objections, interroge Descartes sur un point assez fort embarrassant : comment Descartes peut-il être certain que le « je » qui pense est bien une « âme » ou substance pensante ? qu’est-ce qui garantit à Descartes que ce n’est pas un corps qui pense ? Et pis encore, qu’est-ce qui nous permet de nous assurer que le « je » qui pense est bien un « je », un sujet pensant singulier, individuel, particulier et non pas un « ça » qui pense ? Pour le dire autrement, Descartes a-t-il réellement montré l’existence d’un « je » qui pense ou la seule existence d’une pensée, le fait qu’une pensée existe et résiste au doute ?</p><p style="text-align:justify;">Hobbes (3e série d’<em>Objections</em>) reprochait déjà à Descartes de se précipiter en affirmant qu’il existe un « je » qui pense et que ce « je » est une âme. « Car ce raisonnement ne me semble pas bien déduit, de dire <em>je suis pensant</em>, donc <em>je suis une pensée ;</em> ou bien <em>je suis intelligent</em>, donc <em>je suis un entendement</em>. Car de la même façon je pourrais dire, <em>je suis promenant</em>, donc <em>je suis une promenade</em> » (2e objection, A, II, pp. 600-601). Alors, au-delà de la moquerie, Hobbes pointe véritablement un problème : Descartes a-t-il vraiment démontré qu’un sujet pensant existe ou bien n’a-t-il démontré que l’existence d’une pensée ? Dans sa 3e objection, Hobbes le dit plus explicitement : « "Qu’y a-t-il donc qui soit distingué de ma pensée ? Qu’y a-t-il que l’on puisse dire être séparé de moi-même ?" Quelqu’un répondra peut-être à cette question : Je suis distingué de ma pensée moi-même qui pense ; et quoiqu’elle ne soit pas à la vérité séparée de moi-même, elle est néanmoins différente de moi : de la même façon que la promenade, comme il a été dit ci-dessus, est distinguée de celui qui se promène. Que si M. Descartes montre que celui qui entend et l’entendement sont une même chose, nous tomberons dans cette façon de parler scolastique, l’entendement entend, la vue voit, la volonté veut ; et, par une juste analogie, on pourra dire que la promenade, ou du moins la faculté de se promener, se promène : toutes lesquelles choses sont obscures, impropres, et fort éloignées de la netteté ordinaire de M. Descartes » (A, II, pp. 606-607).</p><p style="text-align:justify;">Aussi, il semble tout de même assez douteux de dire que, par le biais du doute, je peux démontrer mon existence. Celui qui doute, doute de tout, il doute donc même de son existence. Et même si le malin génie ne saurait pas faire que « je » ne sois rien, cela n’implique pas que « je » suis. À ce stade, tout ce que je peux démontrer, c’est qu’il y a une chose qui pense. Mais dire « il y a une chose qui pense », est-ce vraiment une victoire ? Oui, j’ai réussi à atteindre une certitude, mais est-il vraiment utile ? Non, puisque du fait qu’il y a une chose qui pense, je ne peux pas déduire la distinction entre l’âme et le corps (peut-être cette « chose » qui pense, qui n’est pas un sujet, ni un moi, est de fait sans corps, peut-être est-ce un ange), ni même un moyen de démontrer l’existence de Dieu, car pour cela, il faut que « je » sois sans quoi comment pourrais-je savoir que cette chose qui pense a en son esprit l’idée de l’infini. Moi, je l’ai, oui, pour sûr. Mais pas la « chose » qui pense comme pure chose, comme non-sujet. Le « ça » n’est que pure chose, pure objectivité. Il y a de la pensée, et c’est tout, une pensée informe, sans forme, non-connue.</p><p style="text-align:justify;">En bref, le doute, en ce cas, n’est absolument pas fécond.</p><p style="text-align:center;"><strong>B. Réponse cartésienne</strong></p><p style="text-align:justify;">Mais cette critique est-elle vraiment pertinente ? Est-il vraiment pertinent de dire que c’est non pas un « je » qui pense, mais un « ça » qui pense ? que « ça pense » ? Comment Descartes se défend face à cette critique ? Contre Hobbes, il répond qu’« il n’y a point ici de rapport ou de convenance entre la promenade et la pensée, parce que la promenade n’est jamais prise autrement que pour l’action même ; mais la pensée se prend quelquefois pour l’action, quelquefois pour la faculté, et quelquefois pour la chose en laquelle réside cette faculté » (A, II, p. 603). Pour le dire assez brièvement, Descartes assimile la pensée qui résiste au doute et le « je » qui doute, de sorte que c’est bien un « je » qui résiste au doute. Descartes assimile la pensée et le moi qui pense parce que « toutes ces manières de penser qui sont en moi ne peuvent avoir aucune existence hors de moi » (A, II, p. 607). Aussi, oui, c’est bien l’existence d’un « je » qui pense que Descartes démontre : puisque la pensée n’existe pas en dehors de moi qui pense, il n’a pas démontré que « ça » pense, mais bien que « je » pense.</p><p style="text-align:justify;">« Il est certain que la pensée ne peut pas être sans une chose qui pense, et en général aucun accident ou aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l’acte » (A, II, p. 605) nous dit Descartes. En sommes, Descartes a certes démontré que « ça » pense, mais aussi que « je » pense : la pensée en tant que mode de l’âme ou substance pensante ne peut être séparée de la substance, et donc si « je » pense, alors « je » suis.</p><p style=