Alors, vous y avez réfléchi ? Pour rappel, le sujet, c'était : L’enfer, est-ce vraiment les autres ? Je reconnais que ce sujet était un peu particulier, voire un peu piégeur. Le sujet impose (« vraiment ») de questionner un certain présupposé, une certaine réflexion : Sartre écrivait dans sa pièce Huis Clos que « l’enfer, c’est les autres ». Aussi, ne pas voir la référence à Sartre peut limiter la réflexion. On suppose que l’enfer, c’est les autres, mais est-ce vraiment le cas ? Est-ce seulement les autres ? Est-ce d’abord autre chose ? Les autres sont-ils même cet « enfer » ? Autrement dit, Sartre a-t-il raison ou bien se plante-t-il sur toute la ligne ? Ou encore en a-t-il dit assez avec cette formule ? Il faut donc comprendre et critiquer cette formule. Certes. Mais qu’est-ce qu’elle signifie cette formule ? Que veut exprimer Sartre quand il fait dire à Garcin que « l’enfer, c’est les Autres » ? Pour Sartre, il est impossible d’échapper au jugement d’autrui, au regard de l’autre, lequel regard nous aliène. Quand autrui nous regarde, on cesse d’être sujet et on devient objet, et on perd de fait notre liberté. On devient « ob-jet », les autres nous objectifient par leur regard. Par là, Sartre nous invite à penser notre rapport à l’autre sous un prisme conflictuel : le regard de l’autre, c’est-à-dire d’un sujet qui n’est pas moi, nous rend objet, et de la même manière, quand je regarde l’autre, je le rends objet. La présence et le regard de l’autre engendre un enfer existentiel et psychologique, duquel enfer découle une souffrance qui rend difficile la cohabitation avec les autres. Cette formule, ainsi comprise, permet d’illustrer la formule kantienne de l’« insociable sociabilité » : quoiqu’on ait tendance à s’associer, on a du mal à cohabiter, et pour cause, le regard de l’autre nous rappelle que nous ne sommes pas pur sujet ; les autres nous rappellent que nous sommes aussi un objet. Cela se note d’autant plus dans la relation amoureuse : l’amour, nous dit Sartre dans L’Être et le Néant, ne peut jamais être heureux puisque toute relation est aliénante, prive l’autre de sa liberté. L’amour, c’est réifier l’autre, se l’approprier. La relation entre mon corps et celui de l’autre est le lieu de l’objectivation où le corps d’autrui perd son statut de sujet et devient « ob-jet ». En effet, on ne voit plus l’autre comme étant l’être aimé, mais comme un corps qui permet d’assouvir certains désirs. L’autre, généralement, est un être qui peut me voir, il est un sujet en ce sens-là, mais dans l’amour, c’est-à-dire quand c’est moi qui le regarde, il ne me « voit » plus, il devient simple objet. Je capture sa liberté. En ce sens, il semblerait bien que l’enfer évoqué par Sartre soit une réalité inévitable. La condition de l’homme, c’est-à-dire d’être social, nous voue à subir le regard de l’autre, à vivre une situation de souffrance, une situation où notre liberté est amoindrie. Toutefois, ne peut-on pas d’abord dépasser cette souffrance ? Que les autres nous objectifient et nous jugent, cela est une chose, mais ce regard de l’autre est-il vraiment définitif ? Est-on vraiment enfermé dans une image figée et aliénante ? Le regard de l’autre ne peut-il pas également nous permettre de mieux nous comprendre ? En effet, ne peut-on pas dépasser cette souffrance ? Ne peut-on pas avoir un rapport à l’autre qui puisse donner à autrui une place constructive ? Les autres sont-ils toujours et seulement source d’enfer ? Paul Ricoeur nous montre, dans Soi-même comme un autre, et dans Temps et Récit, que les autres, de fait, construisent en partie notre identité. Par contact avec l’autre, on construit son identité. Mais l’autre ne « fige » pas notre identité. Bien au contraire, mon identité n’est pas limitée à ce que l’autre voit, tout comme mon identité se limite à ce que moi je vois de moi. Mon identité se construit à la fois par moi et par les autres. Je ne suis pas assujetti au regard de l’autre. Ricoeur s’oppose en vérité à deux conceptions de l’identité : d’abord à celle d’un Descartes, c’est-à-dire à une identité que je construis seulement avec mes propres forces, et ensuite à celle d’un Sartre à savoir une identité qui est figée par l’altérité. Pourquoi ne puis-je pas construire seul mon identité ? Parce que je suis né dans un monde qui me précède ; je suis jeté dans un monde qui me précède, qui est fait de traditions. Parce que je suis entouré des autres. Aussi le « moi » est d’abord un autre. Et pourquoi l’autre ne fige pas mon identité ? Parce que je suis certes jeté dans un monde, mais je peux aussi agir. L’homme est un être capable. Capable parce qu’il peut faire changer les choses, parce qu’il agit. C’est d’ailleurs parce qu’il agit, parce qu’il a la capacité d’agir à la première personne, que mon identité personnelle se fonde sur une identité narrative. Chez Ricoeur, l’identité narrative, c’est la capacité de raconter son existence. On se raconte, on raconte les événements de son existence, on se met en récit. Mon identité n’est donc pas figée par l’autre, elle est seulement influencée par l’autre. L’enfer, ce n’est plus l’autre si on parvient à se raconter. L’enfer, ce n’est plus l’autre parce que je suis « moi-même comme un autre » et que je suis également un être capable. Mais si l’enfer, ce n’est plus l’autre. Qu’est-ce qui est l’enfer ? Puis-je être moi-même mon enfer ? Y a-t-il même un enfer ? Puis-je être mon propre enfer ? Ici, remobiliser Sartre, L’existentialisme est un humanisme, peut être utile. En effet, « l’homme est condamné à être libre ». Il est condamné, parce que chacun de ses actes est issu d’un choix, et ce choix, non pas toujours conscient, nous condamne à être libre. C’est parce qu’on peut choisir, parce qu’on doit choisir, qu’on est condamné à être libre. Et cette liberté peut nous faire souffrir. C’est d’ailleurs parce que cette liberté semble si imposante que les quiétistes ou ceux de mauvaise foi renient certains choix. Le quiétiste, c’est celui qui dit que tout a été contre lui : j’aurais aimé être écrivain, mais je n’ai pas eu le loisir d’écrire. Certes, mais tu n’as pas écrit, tu n’es donc pas un écrivain : tu n’es rien – répondrait l’existentialiste – parce que tu n’es rien d’autre que ce que tu fais. Et puisque tu choisis tout ce que tu fais, parce que tu es condamné à être libre, tu ne peux pas rejeter la faute sur autrui. Et c’est en ce sens que je suis moi-même mon propre enfer. Voilà un exemple de problématisation (assez bref et simpliste) pour cette question. À partir de ces réflexions, je propose le plan suivant pour traiter le sujet : Un plan possible I. L’enfer c’est les autres… II. … mais je suis aussi mon enfer III. L’homme capable, l’enfer ce n’est plus l’autre Évidemment, ce plan ne vaut rien. Il était également possible de problématiser ce sujet autrement, en mobilisant d'autres auteurs. Bibliographie : * Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, in Opuscules sur l’histoire, Paris, Flammarion, trad. S. Piobetta, pp.69-89. * Paul Ricoeur, Temps et récit, 3 vol., Paris, Seuil. * Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. * Sartre, Huis-clos suivi de Les mouches, Paris, Gallimard, 1947. * Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1976. * Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 2017.