Bonjour. Dernier sujet dans la série générale, c’est l’explication d’un texte, un extrait de La Condition ouvrière de Simone Weil. Et si on en parlait un peu ? /!\ Ceci n’est PAS un commentaire de texte : je propose des pistes de réflexion pour lire ce texte. <h1>Extrait de <em>La Condition ouvrière</em>, de Simone Weil</h1><p style="text-align:justify;"><em>Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l’énergie nécessaire pour l’accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu’exige l’usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n’y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions même du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l’âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s’éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d’autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu’on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n’a qu’une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long.</em></p><hr /><p style="text-align:justify;">Attention, il s’agit d’un texte de Simone Weil (avec un W) et pas de Simone Veil (avec un V) : la première est née en 1909 et morte 1943, célèbre pour ses textes sur le travail, considérée parfois comme une anarchiste (cf. <em>Notes sur la suppression des partis</em> ou encore dans les <em>Leçons de philosophie</em>), métaphysicienne ; la seconde est née en 1927 et est morte en 2017, elle a notamment été ministre de la Santé, a permis la légalisation de l’IVG, première présidente du Parlement européen. Bref, l’une et l’autre n’ont rien à voir. Ainsi, évitez d’essayer de faire le lien entre le texte, le travail et l’IVG.</p><p style="text-align:justify;">Ce texte, très intéressant au demeurant, porte sur le Travail (notion au programme) et sur les difficultés, les enjeux, que doivent affronter les travailleurs à l’usine. Il s’agit de dire que l’ouvrier qui fait un travail taylorisé (c’est-à-dire un travail automatisé, selon le modèle de Taylor, un travail répétitif, aux actions simples et rapides ; la tâche est décomposée en petites actions simples, spécialisation des gestes ; les opérations sont chronométrées). Dans ce texte, il me semble, Weil essaye de montrer que l’ouvrier au travail, exilé temporellement, est déshumanisé, perdant sa capacité à penser (sa conscience) et sa capacité à reconnaître (en soi-même et en les autres) l’homme.</p><p style="text-align:justify;">À partir d’une théorie de l’action (besoin d’un mobile), Simone Weil nous fait noter que les mobiles du travail atrophient notre pensée et notre conscience, nous ne sommes plus humains, on devient « comme une machine », notre corporéité esseulée, l’âme isolée et exclue, blessée malgré tout, nous devons agir mécaniquement, nous finissons par intégrer le système du travail, système froid et indifférent, et nous perdons ce qui nous rend humains. Le travailleur ressent une fatigue, une fatigue immense ; le temps était long.</p><hr /><h2><strong>I. Quelques éléments de contexte</strong></h2><p style="text-align:justify;">Simone Weil note que les intellectuels (philosophes et sociologues notamment) qui parlent du travail (à l’usine) ne le connaissent ni de près ni de loin, le fantasment souvent, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle critique certaines mesures réformistes par rapport au travail ; par exemple, elle critique l’idée de réduire le temps de travail. En effet, ces mesures réformistes « laisseraient le mal intact » parce qu’elles « visent à changer trop et trop peu, trop peu ce qui est la cause du mal, trop les circonstances qui lui sont étrangères » (<em>Condition ouvrière</em>, pp. 343-344). On mésestime ce qui pose problème, parce qu’on ignore ce qu’est véritablement le travail à l’usine. Dès lors, vouloir réduire la durée de travail n’a aucun intérêt, si le travail reste un esclavage : « l’esclavage, pour être accepté, doit durer assez chaque jour pour briser quelque chose dans l’homme » (p. 344). <em>A contrario</em>, si on veut vraiment que les ouvriers ne soient plus brisés, il faut plutôt identifier le problème du travail, et « il faut changer la nature des stimulants du travail, diminuer ou abolir les causes de dégoût, transformer le rapport de chaque ouvrier avec le fonctionnement de l’ensemble de l’usine, le rapport de l’ouvrier avec la machine, et la manière dont le temps s’écoule dans le travail » (p. 344).</p><p style="text-align:justify;">Simone Weil a été la première philosophe à aller directement sur le terrain pour étudier le travail ; son geste de s’intéresser au travail à l’usine par l’expérience personnelle, intime, est plus qu’original : il a inspiré bon nombre de philosophes dont Yves Clot et Yves Schwartz, lequel fondera l’ergologie pour étudier et interroger le travail (et les valeurs sous-jacentes qui y sont liées). Néanmoins qu’on ne s’y trompe, Weil, contrairement à Schwartz qui, me semble-t-il, ne reconnaît pas assez l’importance de Weil dans ses travaux, ne va pas simplement observer les ouvriers ; son expérience n’est pas celle d’une simple professeure agrégée en vadrouille dans la classe populaire (cf. l’introduction de Robert Chenavier à <em>La condition ouvrière</em>) : au contraire, elle s’est engagée dans l’usine, elle y a travaillé, elle était une ouvrière comme les autres (ou presque : c’est une limite de son approche, est-on vraiment « ouvrier » quand on sait qu’on ne va pas travailler <em>ad vitam aeternam</em> en usine, quand on sait qu’on y travaille que pour ses recherches ?)</p><p style="text-align:justify;">Le texte dont il est question ici s’inscrit dans toute une réflexion sur l’expérience personnelle de Weil à l’usine ; il s’agit de s’interroger sur ce qu’est le travail et ce qu’il provoque chez les ouvriers, en gros, on cherche à comprendre pourquoi et comment l’homme est déshumanisé par le travail taylorisé, on cherche à mieux entendre « ce qu’il y a de dégradant dans la vie faite aux ouvriers » (p. 328).</p><p style="text-align:justify;">Ce texte suit directement toute une réflexion sur les différentes modalités d’asservissement de l’ouvrier, sur l’incarnation de leur subordination dans leurs sens et leur corps. Le rapport au temps est modifié : il devient impérieux et impitoyable – rien ne doit arrêter l’écoulement du temps de travail, le hasard n’a aucune place. Les ouvriers obéissent à des règles contradictoires et jamais observées en usine. La servitude vécue blesse plus que le corps ; elle blesse l’âme également. L’homme perd son statut d’humain, il devient une sorte d’intermédiaire entre les pièces et les usines ; il devient comme une machine étrangère à l’usine, puisque l’ouvrier n’est pas chez lui. Ainsi, il ne peut pas s’investir (au sens de « l’être-là » heideggerien) dans l’usine et n’arrive pas à se reconnaître dans son travail, notamment parce que le travail devient monotone ; mais cette monotonie est paradoxale. À la fois, elle est détestée, puisqu’on s’aliène, on perd notre conscience, on perd toute réflexion, on est comme une machine qui ne doit pas perdre son <em>temps</em> ; et à la fois, elle est demandée parce qu’on est effrayé par le travail nouveau et imprévu, celui qu’on doit effectuer sans préparation. Quand le travail est monotone, on peut, même de manière faible, se projeter dans l’avenir. Mais, la pensée est un obstacle pour le travail taylorisé : le travail ne demande pas un rythme, mais une cadence. Cette distinction entre rythme et cadence est également étudiée par Friedmann, dans <em>Les problèmes humains du machinisme industriel</em>, le rythme, c’est la dimension vivante, tantôt rapide, tantôt lent, naturel, lié à la respiration ; tandis que la cadence est imposée par le travail, il empêche la vie, on ne peut pas s’arrêter un instant. Le rythme, c’est celui du coureur qui, à la fin de sa course, ralentit ; la cadence, c’est celle de la machine qui ne fait aucune pause.</p><p style="text-align:justify;">L’ouvrier, de plus, est renié par la hiérarchie et par lui-même : « Tu n’es rien ici. Tu ne comptes pour rien. Tu es là pour plier […]. On compte pour rien » (p. 331). L’ouvrier est dépossédé de son travail