Esther Anse - Qwice

La petite commune française d'Illiers-Combray est connue pour son nom bien particulier où la fiction se superpose à la réalité, puisque l'ajout du nom "Combray" en 1971 est l'

Esther Anse - Qwice 2024

La petite commune française d'Illiers-Combray est connue pour son nom bien particulier où la fiction se superpose à la réalité, puisque l'ajout du nom "Combray" en 1971 est l'un de ces évènements exceptionnels et touristiques qui ancrent le contenu d'une œuvre littéraire dans l'espace observable et sensoriel du monde ; pour nous, il est ici question de la principale œuvre romanesque de Marcel Proust, la prodigieuse "A la Recherche du Temps Perdu". <p style="text-align:justify;">« <em>Le lecteur de Proust a le sentiment d’entrer de plain-pied dans le royaume de l’esprit. Dès les premières pages du Temps perdu, une sorte d’extase, une angoisse extasiée, lui est à la fois donnée et promise. C’est avec confiance qu’on se laisse conduire à cette longue recherche dans laquelle se déploie continûment l’ample douceur de la patience et de l’attention.</em> »</p><p style="text-align:justify;">Ces paroles peuvent être entendues dans une suite d’émissions de la RTF intitulée « Proust aujourd’hui », produite par Jean Valette et Georges Gravier en 1963 à l’occasion du cinquantième anniversaire de la parution de <em>Du côté de chez Swann</em>. Neuf grandes figures littéraires de l’époque sont invitées à parler à tour de rôle de l’apport de l’œuvre de Proust dans leur vie d’écrivain : Roland Barthes, Michel Butor, Louis-René des Forêts, Marguerite Duras, Gérard Genette, Francis Ponge, Nathalie Sarraute et Philippe Sollers. Je me répétais à diverses occasions de ma vie l’ensemble de ces lignes que je savais par cœur, sans me sentir capable de décrire avec exactitude l’effet que ce court texte d’introduction, si juste dans son analyse, si efficace dans sa brièveté, produisait sur moi. Ce royaume de l’esprit, cette longue recherche intellectuelle et physique du narrateur, cette grande aventure vers l’écriture d’une œuvre complète, cette ample douceur de la patience et de l’attention qui se déploie dans chacune des trois mille pages et quelques de son œuvre, je les connaissais ; j’avais lu Proust, du moins un peu, peut-être pas suffisamment bien, je l’avais lu à ma hauteur, avec ma jeunesse, mes défauts naturels et mes maladresses de lectrice. Je l’avais en tout cas lu d'une manière telle que j'avais envie de me rendre sur les lieux où se mêlent réalité et fiction, dans la légendaire ville de Combray, ou du moins la commune qui prétend l’être, qui abritait ladite maison de Tante Léonie de <em>La Recherche</em>.</p><p style="text-align:justify;">En disant à mes parents que je voulais aller là-bas, ma mère décida qu’il fallait qu’elle invite ses parents. Elle se tourna vers mon père et le pria de venir aussi. Il fut difficile à convaincre, mais l'œil déterminé qu'elle avait lors des moments importants, qui lui donnait tant de charme et la contenance d'une commandante, l’amena à céder. Nous partîmes de la maison en voiture samedi 2 mars vers dix heures du matin. Il y avait en tout une heure de route ; nous passâmes chercher mes grands-parents maternels, puis la voiture se plaça enfin dans le chemin de la direction patiemment rêvée.</p><p style="text-align:justify;">Le voyage fut plaisant, égayé de parts égales par le plaisir d'aller et l'excitation d'arriver. Je relisais pour me distraire les pages qui ouvraient <em>Du côté de chez Swann</em> et toute <em>La Recherche</em>. Devant moi mon père avait voulu conduire et se chamaillait avec ma mère au sujet de l’itinéraire à prendre pour aller à la ville où l’imaginaire se superposait à la réalité. Ma grand-mère se joignait au débat et mon grand-père donnait son avis, ce qui rendait l’intérieur de la voiture bruyant. Mais alors que je ne supportais pas d’habitude que l’on parle fort et que l’on mêle trop de paroles en même temps autour de moi, parce que j’étais d’un caractère sensible au bruit et fragile quand on le brusquait, ce voyage demeurait bon et j’y prenais plaisir ; c’était que je n'entendais de manière exceptionnelle pas grand-chose de ces échos durement supportables pour quelqu’un de ma nature ; j’étais à cause du livre que je lisais très égoïstement fermée à ce conflit, dédiée à la seule activité de laisser glisser sur la peau de mon cœur l’épaisseur des draps doux de la délicate sonorité de l’écriture proustienne. A cause de cette activité (dont la solennité exagérée il est vrai me donnait quelque peu cet air légèrement benêt et ridicule que l’on a l’habitude de dédaigner quand on le trouve posé sur un visage inconnu, parce que ne sachant pas ce qui le fait fonctionner nous sommes incapables de nous projeter dedans) pratiquée sur le trajet de la Combray que je sentais dans mon esprit, et que j’allais bientôt pouvoir sentir sous mes pieds, ce que j'entendais autour de moi fondait comme la neige des Pyrénées quand un jour de printemps s’insère dans les jours d’hiver ; je prenais tant de plaisir à faire résonner les raisonnements sur le sommeil du très jeune narrateur proustien que j'avais l'air en lisant d'écouter une musique bien-aimée. Je ne commençais à me détacher du livre que lorsque je sentais que l’on arrivait bientôt, parce que l’excitation me prenait la poitrine et me rendait incapable de baisser la tête.</p><p style="text-align:justify;">L’arrivée se fit vers midi. On se gara dans une fine rue découlant de ce que l’on devinait être la place du village. « <em>Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie.</em> » Dans le véhicule immobile mes parents cherchaient leur parapluie et mes grands-parents se couvraient l’un l’autre d’épais anoraks. Je descendis la première en déployant mon parapluie, je montai immédiatement vers la place avec une émotion qui faisait battre mon cœur à toute allure et en posant le premier pied sur les pavés inégaux du sol, je dus mordre la lèvre pour réprimer un sourire. Certes ce n’était pas ceux-là, mais dans ce lieu, à cet instant, comment ne pas penser à l’un des trois avertissements bien célèbres, aux trois signes qui visitent tour à tour le narrateur âgé du <em>Temps Retrouvé, </em>ceux qui ressuscitent trois fois en lui le passé oublié grâce à la force de la mémoire involontaire ? « <em>Je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser.</em> » J’allai vers le banc près de l’église, dont j’avais déjà aperçu par la vitre la forme assise qui surplombait un bord ; c’était une sculpture de bronze de Marcel Proust enfant, dans laquelle on pouvait reconnaître le très jeune narrateur rêvant au centre de Combray. Je l’observais dans le profond silence de la place, jusqu’à être rejointe par le reste de la famille.</p><p style="text-align:justify;">Nous partîmes déjeuner dans un restaurant. Tandis que tous prenaient le dessert et conversaient avec le serveur qui prenait plaisir à échanger avec mon grand-père au sujet d'une certaine manière de cuisiner une recette oubliée, je m’échappai pour aller visiter l’église. Il ne cessait de pleuvoir ; je me réfugiai à l’intérieur et secouai mon parapluie. D'une façon étrange et parallèle je sentis un grand apaisement et une folle excitation descendre sur mon âme quand je pénétrai le cœur de l'église et me rendis compte qu'il n'y avait que moi ; je mettais mes pas sur la nef, autant pour avancer que pour les entendre être élevés dans l'air par l'acoustique sacrée ; je restais longtemps seule, plus que seule, dans ce lieu où mon imagination réveillait des fantômes pour se distraire.</p><p style="text-align:justify;">Je finis par rejoindre les autres pour visiter le cœur touristique d’Illiers-Combray, la maison de Tante Léonie. Comme la véritable maison était fermée pour travaux depuis près de deux ans, nous nous rendîmes au Musée éphémère que la Société des Amis de Marcel Proust a ouvert afin de maintenir un lien entre la maison et les visiteurs. Selon le guide de visite retiré là-bas, il «<em> permet de présenter des œuvres importantes de ses collections</em> » et surtout « <em>préfigure les travaux de restauration en présentant des pièces telles qu’elles seront réalisées</em> ». Mes parents et mes grands-parents, que je n’avais pas tout de suite tenus au courant de cette information, n’avaient pas su cacher l'effet d'une déception indignée sur leur visage en apprenant la fermeture du véritable musée. Pour ma part je ne ressentais pas cela le moins du monde ; la reconstitution de la maison me convenait puisque l’on me disait que j’étais sur les lieux, non loin de la véritable demeure, que les meubles étaient là, l'atmosphère aussi, et cette idée comblait amplement mon imagination, je n’avais besoin de rien d’autre que d’y croire et que tous ceux qui étaient moi y croient aussi, pour que je trouv

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