Deus In Machina - Qwice

Playtime : un film a-t-il besoin d'une "intrigue" ? La dernière fois que j'ai parlé d'un film, j'avais posé la question (rhétorique) suivante : "a-t-on besoin de compre

Deus In Machina - Qwice 2024

Playtime : un film a-t-il besoin d'une "intrigue" ? La dernière fois que j'ai parlé d'un film, j'avais posé la question (rhétorique) suivante : "a-t-on besoin de comprendre un film pour l'aimer ?" ; et voilà qu'aujourd'hui je vais plus loin encore. Question qui m'offre un superbe prétexte pour vous parler d'un grand film français de 1967, réalisé par le célèbre Jacque Tati : Playtime. Et le film est sur YouTube, en entier ! https://www.youtube.com/watch?v=d8baw7Rb-9k <p style="text-align:justify;">À Paris, l’aéroport d’Orly vomit son lot quotidien de touristes. Ils découvrent une cité grise et pourtant rayonnante, aux innombrables immeubles de béton et de verre immaculés. Les routes sont des courants ininterrompus de véhicules, tous propres et circulant sans accroc comme l’eau d’une rivière, les trottoirs sont parcourus de piétons à l’allure impeccable et à la marche droite. Tout, ici, fonctionne : sans accroc, les flux circulent, sans tâche, les sols brillent : Paris s’est métamorphosée en une cité moderne, parfaite et fonctionnelle.</p><p style="text-align:justify;">Dans cette cité parfaite, débarque Mr Hulot, personnage phare de la filmographie de Jacques Tati. Comme Charlie Chaplin, trop humain dans un monde inhumain, Mr Hulot sera le grain de sable dans les rouages de la machine parfaite, le poisson hors de l’eau de cette nouvelle vie moderne. Mr Hulot est venu pour un rendez-vous, qui le feront passer par moult environnements contemporains, tel que des salles d’attentes austères, des bureaux présageant les open-spaces, des rues bondées, un grand centre-commercial.</p><p style="text-align:justify;">Mr Hulot se perd, en permanence, dans cette ville au fonctionnement nouveau, plus encore que des touristes. Il est venu pour un rendez-vous : mais les bureaux sont un interminable labyrinthe de couloirs et de bureaux sur d’innombrables étages. Il se perd tant qu’il finit dans un centre commercial immense, en pleine exposition d’articles divers, eux aussi se voulant être à la pointe de la modernité. Mr Hulot galère, il galère avec tout : les ascenseurs, les portes, les indications. Comme un enfant perdu dans un supermarché, il vagabonde en espérant revenir sur ses pas, parcourant des kilomètres et des kilomètres dans de vastes couloirs, donnant sur de vastes salles de bureaux, qui eux-mêmes donnent sur toujours plus de bureaux.</p><p style="text-align:justify;">Les centres commerciaux sont de vastes expositions d’électroménager, de meubles et d’objets de décoration divers, avec pour dénominateur commun leur modernité : balais à lampe, poubelles thématiques, portes silencieuses… Des commerciaux et publicitaires en font la démonstration aux visiteurs curieux, presque tous des touristes. À Paris, l’anglais est la langue la plus parlée.</p><p style="text-align:justify;">Mr Hulot trouvera malgré tout, par erreur, un vieil ami : ce dernier l’invite chez lui, dans un petit pavillon dont il est fier. Dans les maisons, toujours plus d’high-tech (enfin, l’high-tech de l’époque) : électrifiées jusqu’aux commodes, toute vitrée, l’intérieur dépouillé et austère. Tous les pavillons sont identiques, accueillants des familles semblables d’apparence épanouies. Son ami est fier de sa demeure, et avec joie il exhibe tout le confort moderne et technologique que lui offre cette nouvelle Paris.</p><p style="text-align:justify;">Le film fait, comme Mr Hulot, bien des détours : pendant plusieurs dizaines de minutes, la caméra s’attardera sur un restaurant des plus chics, de son ouverture jusqu’à la fin de la soirée. On le verra battre son plein, vivre de l’intérieur comme de l’extérieur, traversé de clients détendus et de serveurs affairés. Le restaurant est à peine prêt en vérité, quelques travaux ont traîné et on s’attend à la catastrophe. Celle-ci jamais n’arrive, rien n’arrête les affaires : le restaurant, à l’image du bal ininterrompu des voitures, tournera toute la nuit durant. Comme New York, Paris ne dort pas : le soleil couché n’interrompt pas les commerces. Mr Hulot va se rassasier dans un petit bar nocturne. Les voitures circulent encore, personne ne semble fatiguer.</p><p style="text-align:justify;">Le film ne raconte guère plus. Il se contente de montrer, de laisser voir cette ville moderne et la vie qu’elle permet, comme un silencieux documentaire sur un monde à venir. Playtime est bien un film de science-fiction : une perspective de ce que sera l’avenir, exagérée et burlesque, froide sans jamais être triste. La cité du futur sera une cité grise, impeccable, propre, fonctionnelle, permettant travail et loisir à une masse de citoyens vivant dans des maisons individuelles toutes semblables, chacun possédant une voiture personnelle assurant une routine calibrée : métro, boulot, dodo, et un restaurant.</p><p style="text-align:justify;">La vie moderne sera post-industrielle, faites de métiers bureaucratiques et de loisirs de consommation, de quotidiens répétitifs et de visages souriants. Les citoyens travaillent, consomment, circulent, vivent sans jamais s’arrêter. Leurs mouvements sont robotiques parfois : si habitués aux mêmes gestes aux mêmes heures qu’ils les répètent en chœur. Rien ne dépasse, rien ne fait tâche, tout fonctionne en synergie, synchronisé en un immense bal.</p><p style="text-align:justify;">Mais surtout, la vie moderne sera celle du loisir : un temps de jeu, de divertissement permanent, prenant son essor dans la consommation de masse. Le quotidien est tranquille, sans problèmes : tout le monde paraît manger à sa faim. Débarrassée de toute considération matérielles, car comblées, la vie ici est une grande accumulation de spectacles (pour reprendre les mots de Guy Debord), tant celle qu’offre la ville que celui de la ville elle-même.</p><p style="text-align:justify;">Rien ne fait tache, donc, sinon Mr Hulot : étranger à ce mode de vie, il est l’électron libre malgré lui de ce grand système. Dans ce monde gris et austère, peuplé d’automates en uniformes traversant des couloirs et des bureaux dans les mêmes gestes stéréotypés, il est l’élément en trop. Il perturbe ce monde parfait qui le déboussole. Il est, filmé de près ou de loin, d’un côté ou de l’autre, l’élément le plus voyant à l’image : toujours ses mouvements sont anormaux par rapport à la foule, toujours sa place est malvenue dans l’environnement, toujours son comportement le trahit. Il observe, tourne la tête de partout, s’arrête, revient sur ses pas, ralentit et s’arrête encore : dans ces couloirs traversés d’hommes et de femmes au mouvement droit et uniforme, il se démarque dans la chorégraphie sans remous du travail de bureau. Comme Chaplin, de trop dans un monde qui dont il est étranger, Mr Hulot est inadapté à cette nouvelle vie.</p><p style="text-align:justify;">À de nombreux moments, j’ai cru voir dans les images du film quelque chose de presque… vidéoludique. Mr Hulot, dans ses mouvements imprévisibles au milieu d’un monde droit, propre, dont rien ne dépasse jusqu’aux déplacements de ceux qui le peuplent, apparaît comme un avatar de jeu vidéo, contrôlé par un joueur qui le dirige aléatoirement, excité de découvrir ce monde. Au milieu de PNJ indiscernables, Mr Hulot semble libre, pleinement conscient de lui-même. Le monde qui l’entoure pourrait figurer, lui aussi, dans un jeu vidéo : les environnements sont vastes, clairs, vides, chacun aux fonctions bien distinctes, et remplis de PNJ à bousculer.</p><p style="text-align:justify;">Aucune « intrigue », aucun rebondissement sinon les tribulations de Mr Hulot, qui bousculent à peine Paris. Un film pareil n’en a pas besoin : il n’a besoin que de montrer, faire voir ce monde et le faire ressentir.</p><p style="text-align:justify;"></p><p style="text-align:justify;"><em>Playtime</em> est un formidable film de science-fiction, et se démarque de tout autre par son extraordinaire nuance : alors qu’il ne raconte presque rien, qu’il se contente de montrer les tribulations d’un personnage, il fait preuve de grande intelligence en ne jugeant jamais cette vie moderne qui déboussole Mr Hulot. Il n’appartient qu’au spectateur de juger, jamais les rares dialogues ne trahissent le moindre malheur des citoyens. Ce monde gris, fait de bâtisses identiques et de routines répétitives et bureaucratique, il n’appartient qu’à nous de le juger aliénant ou épanouissant.</p><p style="text-align:justify;">Chef-d’œuvre d’esthétique et de mise en scène, honorée d’une composition des images des plus rigoureuses et d’une direction d’acteur minutieuse, le film est une réussite éblouissante sur le plan technique, peut-être l’un des films les plus aboutis qui me fussent donnés de voir. Le travail sur les cadres, les décors, la lumière, les figurants sont à la hauteur de l’ambition et savent retranscrire à la perfection cette déconcertante ville moderne.</p><p style="text-align:justify;">La science-fiction, en France, est plutôt rare : néanmoins lorsqu’il y en a, il faut la regarder avec la plus grande attention. Si notre pays n’a pas la quantité, il a la qualité en ce domaine. La France a produit des œuvres de science-fiction précurseuses, ce film en est une pépite.</p>

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