La Chanson des Niebelungen, un chef d’œuvre médiéval méconnu et influent. <p style="text-align:justify;">Coincée entre l’illustre époque de l’antiquité classique, marquée par la genèse et l’expansion de la civilisation gréco-romaine, et la non moins prestigieuse période de la Renaissance, le Moyen Âge européen souffre encore aujourd’hui du stéréotype de l’âge d’obscurité, d’ignorance, de régression ; il serait l’âge « moyen », l’entre-deux, une simple transition dans l’histoire de l’occident. Bien entendu, cette idée reçue ne fait que reculer à mesure que la recherche évolue sur ce sujet ; et peut-être, dans un avenir proche, « moyenâgeux » ne sera plus un adjectif dégradant. Lorsqu’on se penche sur le sujet, on est vite surpris du foisonnement culturel qu’a été le Moyen Âge en Europe, et surtout à partir du XI siècle. La littérature, en particulier, a connu un essor formidable entre le XII et le XV siècle ; et cette abondance ne s’est pas limitée aux royaumes chrétiens. L’Islande scandinave est, à ce sujet, une véritable terre des miracles (je garde ce sujet pour une prochaine fois). Or, aucun peuple, aucun royaume, aucune civilisation ne reste véritablement cloisonnée et repliée sur elle-même ; les histoires, les mythes, les contes, les légendes circulent autant qu’elles résonnent dans l’univers mental de qui les raconte.<br />J’ai choisi de parler de l’un des plus illustres chefs-d’œuvre de la littérature médiévale : il s’agit d’une des pièces maîtresses du répertoire de Tolkien, ainsi que de la matrice de l’<em>opus magnum</em> de Wagner, <em>L’anneau du Niebelung</em>. C’est la réinterprétation allemande médiévale de mythes scandinaves, un creuset culturel qui a permis la naissance d’une œuvre que tout lettré devrait connaître. Il s’agit du <em>Niebelungenlied</em>, ou la <em>Chanson des Niebelungen en français.</em></p><p style="text-align:justify;">Bien qu’âgée de huit siècles, ce texte n’est pas sans polémiques. Redécouvert au XIX siècle, il a été mobilisé comme épopée fondatrice de la nation allemande, à une époque où elle avait besoin d’unité. La montée du nazisme l’a chargé de son idéologie et en a fait un support de propagande, au même titre que Wagner ; encore aujourd’hui, la Chanson des Niebelung est entachée de cette sale réputation. Pourtant, si la mythologie scandinave, et même l’œuvre de Wagner, pourtant tout aussi investie par les idéologues nazis, a réussi à s’extirper de cette sombre époque, il n’en est pas de même pour cette œuvre. Ainsi, ai-je dû longuement m’expliquer auprès de proches en me l’achetant que non, ça n’a rien à voir avec le nazisme. La seule émission de radio que j’ai trouvé (datant de 1979) abordant le sujet doit, elle aussi, se confondre en explications pour débarrasser l’œuvre de ce triste destin de récupération politique. Aujourd’hui c’est une œuvre plutôt délaissée par la critique, peu éditée, bref peu lue, malgré toutes ses qualités.</p><p style="text-align:justify;">Écrite entre 1203 et 1205, l’œuvre est anonyme. Elle apparaît alors que le roman de chevalerie connaît son âge d’or : les livres de Chrétien de Troyes circulent déjà largement en Europe occidentale, le Lancelot-Graal commence à être constitué ; et l’Allemagne, à l’époque Saint-Empire romain Germanique, connaît elle aussi un renouveau littéraire, inspirée par le modèle français. La Chanson des Niebelungen (pour les non-germanophones : ça se prononce « nibéloungeune ») n’est pas à proprement parler un roman de chevalerie, ou roman courtois, mais une épopée. De par cette nature, elle répond aux codes du genre : elle ne s’embarrasse pas, comme dans les romans de Chrétien de Troyes, de description des sentiments ou de discours intérieurs ; elle est anonyme, à l’inverse du roman courtois ; l’écriture décrit l’action avec un regard objectif, omniscient et extérieur ; l’hyperbole est de mise ; et bien entendu, tout est écrit en vers. Mais à la lecture, on remarquera vite le caractère composite de l’œuvre, entre influence chevaleresque et inspiration des mythes de l’ancienne Germanie.<br />En effet, l’auteur a puisé dans une vieille légende, celle des Niebelungen. On compte deux origines possibles à ce nom. L’une est scandinave : il s‘agirait de la version allemande des « Nirflungar », « ceux de la brume » en vieux norrois (la langue des vikings). C’était les nains vivant sous terre, connus pour leurs immenses richesses amassées dans leurs mines. L’autre est plus complexe, et serait historique : le nom allemand de Niebelungen, au X siècle, désignait les Francs qui habitaient près du Rhin, non loin de l’actuelle Worms, en Allemagne, après que ceux-ci aient fait déplacer, au V siècle, le peuple des Burgondes qui y résidait auparavant. En tout cas, dans le texte, les Niebelungen n’ont plus rien de nains : c’est un peuple de guerriers, très riche, dont le héros Siegfried est le suzerain, habitants au nord de l’Europe ; et les Burgondes constituent un royaume dont la capitale est Worms, dans lequel Siegfried accomplira en partie ses aventures.<br />Ainsi, rien n’est très clair quant à de potentielles inspirations historiques de l’œuvre ; les éléments authentiques de la Chanson des Niebelungen mélangent les histoires de plusieurs personnages, d’Attila à Dietrich de Vérone (réinterprétation de Théodoric le Grand), réinterprétant des récits déjà largement légendaires. Au Moyen Âge, dans les textes de fiction, les éléments historiques étaient souvent mélangés au gré des besoins de l’auteur, et faire de l’œuvre une source historique serait passer à côté du texte. La principale inspiration est mythologique : et c’est à la mythologie « viking », ou plutôt nordique, qu’il faut se référer. On sait que les Germains de l’antiquité tardive présentaient de nombreux traits culturels communs avec les Scandinaves. Régis Boyer, éminent spécialiste de la littérature scandinave, emploie indistinctement les mots « nordiques » et « anciens germains » pour parler de cette culture. Ici, ce sont surtout les noms qui changent : Sigùrd devient Siegfried, Brynhildr devient Brunhilde, Gunnàr devient Gunther, Gudrun devient Kriemhild, Atli devient Etzel, etc. Les amateurs de mythologie scandinave se sentiront en terrain connu ; du moins en partie, car l’histoire racontée ici est très singulière, et se démarque de ce que l’on connaît dans la mythologie classique.</p><p style="text-align:justify;">Le récit est divisé en trois parties : la première raconte les aventures du héros Siegfried et son mariage avec Kriemhild ; la deuxième narre la mort de Siegfried ; la troisième montre la vengeance de son épouse Kriemhild.<br />L’histoire est celle de Siegfried, prince de Néerlande, partant soudain à l’aventure pour demander la main de la princesse Burgonde Kriemhild, fille du roi Gunther, dont la beauté est connue du monde entier. Siegfried, sur son chemin vers Worms, capitale Burgonde, rencontrera trois vassaux de Gunther dont le plus important est Hagen, immense guerrier. Celui-ci raconte à ses deux compagnons l’illustre passé de Siegfried : il a conquis le trésor du peuple des Niebelungen en battant leurs plus grands guerriers, dont il est maintenant suzerain ; il a vaincu le nain Albéric, dont il a pris la cape magique rendant invisible ; il a enfin tué le dragon Fafnir baigné dans son sang, lui offrant une peau solide comme le roc. Siegfried, immédiatement, veut provoquer en duel le roi Gunther ; mais Hagen l’apaise, et lui fait comprendre qu’il vaut mieux pour lui s’illustrer par sa bravoure pour séduire Kriemhild. Siegfried accepte, et se met au service de Gunther.<br />Une occasion en or se présente : des Saxons et les Danois attaquent le royaume des Burgondes. Siegfried va faire montre de ses talents guerriers, et repoussera l’invasion, s’attirant les faveurs de Gunther. Kriemhild tombe sous le charme du guerrier. Mais Gunther demande un dernier service pour lui laisser épouser sa fille : le roi veut aller en Islande pour épouser Brunhild, une reine immensément forte, qui a juré d’épouser quiconque la battrait à ses propres épreuves. Aidé par Siegfried et sa cape magique, Gunther remportera les épreuves, et Brunhilde accepte, par honneur, d’épouser Gunther. Dans des noces partagées, Siegfried épouse Kriemhild, et Gunther épouse Brunhilde.<br />Mais Brunhild est hargneuse envers son nouveau mari. Elle croit, en effet, que Siegfried est le vassal de Gunther, car Gunther l’a ainsi présenté lors de leur rencontre en Islande, pour ne pas attirer l’attention sur lui et ne pas démasquer sa triche. Et elle ne supporte guère d’avoir vu Kriemhild, princesse d’un si haut rang, épouser Siegfried qu’elle pense n’être qu’un vassal, et se sent déshonorée d’avoir épousé un si faible mari. Brunhild, très forte, se rebelle contre son mari ; et celui-ci a besoin à nouveau de Siegfried pour la calmer. Au cours d’une dispute entre les deux maris, Siegfried invisible va la calmer par la force, sans se faire voir et dans le secret le plus complet ; mais va par mégarde lui dérober un anneau et une ceinture, qui lui donnaient sa force surhumaine. Plus tard, Kriemhild et Siegfried rentrent en Néerlande, mais ce dernier commet une erreur : il va donner l’anneau et la ceinture volée à Kriemhild.</p><p style="text-align:justify;">La deuxième partie commence dix ans plus tard : Gunther invite Sie