Deus In Machina - Qwice

Aujourd'hui, j'ai envie de parler de la collection la plus prestigieuse de l'édition française... en bien comme en mal.

Deus In Machina - Qwice 2024

Aujourd'hui, j'ai envie de parler de la collection la plus prestigieuse de l'édition française... en bien comme en mal. <p style="text-align:justify;">La France est, paraît-il, le pays du livre : on y trouve des maisons d’édition plus ou moins prestigieuse ; une bibliothèque nationale parmi les plus grandes du monde : des auteurs reconnus sur plusieurs siècles ; des prix Nobel de littérature à chaque décennie au moins ; et les bouquinistes de Paris sont considérés comme un élément essentiel du patrimoine. Et parmi tous les livres qu’on trouve chez nous, il en est quelques-uns qui se détachent nettement. Il ne s’agit pas tant d’un auteur, ni même d’un genre littéraire, même pas d’une maison d’édition, mais une collection spécifique : la Bibliothèque de la Pléiade, proposée par Gallimard. Vous en avez déjà vu, j’en suis sûr ; et vous les reconnaissez même sûrement, quand bien même vous n’en connaîtriez pas le nom. Ce sont des fameux volumes de cuir colorés, sobres, aux couvertures dépouillées et à la tranche ornée d’or fin flanquée avec simplicité du nom de l’auteur et de ses œuvres, comme si celui-ci seul suffisait à l’aura de l’ouvrage. La charte graphique de cette édition n’a pas varié depuis plus de quatre-vingts ans maintenant, et sont ainsi reconnaissables entre mille. <br />« Reconnue », c’est bien le mot pour qualifier cette collection, assurément la plus prestigieuse de toute la francophonie. Elle a garni la bibliothèque personnelle de Sartre, fut la collection privilégiée de Céline, a accueilli les auteurs les plus importants de la seconde moitié du XX siècle comme Nathalie Sarraute, Philip Roth ou Milan Kundera, et elle devient, peu à peu, une édition de référence dans le monde universitaire. Mais l’aura de cette collection est telle qu’on lui accorde des privilèges qu’on ne verrait jamais ailleurs : elles sont, dans les librairies, regroupées entre elles, sans égard quant au genre des textes publiés. Roman, théâtre, poésie, philosophie,nouvelles, essais, autobiographie, récit historique, textes sacrés ou encyclopédie, tous ses livres sont mis ensembles, peu importe leur nature, parce qu’ils sont publiés dans les mêmes volumes de cuir dorés. Dans une des librairies que je fréquente, à Orléans, il y a un mur entier de Pléiades… enfermées sous verre. Car ces livres sont chers, très chers, et ont même gonflé en prix depuis les années 80. Jusqu’à au jour où j’ai pénétré dans cette librairie, j’avais une Pléiade de Céline chez moi, dont j’ignore la provenance, qui me servait de tapis de souris (et ça fonctionne très bien).<br />Mais aussi prestigieuse soit cette collection, je lui trouve beaucoup de choses à redire. J’insiste : l’engouement et l’enthousiasme autour de la Pléiade a quelque chose d’inédit, voire d’anormal à certains égards (je le répète, ce sont les seuls livres regroupés entre eux non selon les genre des textes édités mais selon leur collection, cas unique dans les librairies). Et c’est pourquoi je me suis armé de ma plume (de mon clavier, plutôt, en ce siècle du numérique) pour en dire tout le bien que j’en pense… et tout le mal, car on en dit bien peu, bien trop peu.<br /></p><p style="text-align:justify;">Je ne reviens que très brièvement sur l’historique de cette collection : initiée par Jacques Schriffin en 1923, intégrée par Gaston Gallimard à sa propre maison d’édition en 1933, il s’agissait de créer une collection innovante, réunissant en des volumes des œuvres complètes des auteurs les plus importants, autant français qu’étranger, dans des ouvrages à la fabrication soignée, faite de cuir dont la couleur varie selon l’époque de… Bref, allez sur Wikipédia pour l’histoire. Elle est assez brève, et peu importante ici. Ce qu’il faut retenir, c’est que dès le départ, la Pléiade sert à sacraliser la littérature, en en réunissant les auteurs et œuvres jugés majeurs dans des éditions intégrales, faites de volumes résistants au temps, visuellement reconnaissables : d’où le cuir, mais aussi le papier bible très fin dont sont faites les pages. Et il faut dire que, d’un point de vue matériel, les Pléiades sont en effet résistantes : des livres des années 30 ou 40 peuvent encore être lus et manipulés aujourd’hui sans craindre de l’écarteler au moindre faux mouvement. Et ça, tous les livres ne peuvent en dire autant. De plus, même leurs plus épais volumes peuvent être ouverts et posés à plat sans qu’ils ne se referment tout seul (les plus lecteurs de mes lecteurs sauront de quoi je parle) ; si on y ajoute le marque-page et la qualité générale d’impression, ce sont des livres agréables à lire et utiliser.<br />Mais au-dedans du livre, outre l’œuvre elle-même, le texte, il y a le « paratexte », ce qui accompagne celui-ci : c’est-à-dire tout l’appareil critique, fait d’avant-propos, d’introduction, de préface, de notes, de notices, d’index, de glossaire, de commentaires, de chronologie, voire de remise en contextes historiques pour certains, des remarques de langues, ou encore des bibliographies entières quelquefois. C’est tout du moins le cas aujourd’hui, car les volumes les plus vieux n’ont pas la même rigueur de ce point de vue là : mon édition <em><u>Don Quichotte</u></em> de 1949, par exemple, ne contient que trente pauvres pages de notes environ, pour un millier de pages. C’est une véritable amélioration, il faut le dire : l’appareil critique des Pléiades est réalisé par les meilleurs des meilleurs, car la maison Gallimard est riche et peut se le permettre. Acheter une Pléiade, c’est acheter un volume « savant », dont au moins un sixième voire plus est fait d’augmentation du texte pour en améliorer la lecture. On comprend alors pourquoi elle prend autant d’importance dans le monde universitaire, au point parfois d’en être l’édition de référence : les œuvres complètes de Rousseau, par exemple, sont de plus en plus cités dans l’édition de la Pléiade, car très vendue.</p><p style="text-align:justify;">Mais, entre nous, qu’on se le dise : si les Pléiades n’étaient achetées que par des universitaires acharnés à la recherche des meilleures notes de bas de page, elle ne serait pas aussi reconnue dans le monde du livre parmi le grand public. En fait, Gallimard affirme même, au contraire, que cette collection est, plus ou moins, adressée à tous les publics, au sens où une Pléiade pourrait être offerte à plus ou moins n’importe qui. Mais cela, bien entendu, contre une belle somme d’argent : car fort chers, sont ces beaux volumes planqués sous verre. Aujourd’hui, le prix moyen d’une Pléiade neuve tourne autour de soixante-dix euros, et c’est un minimum. Certains volumes plus courts peuvent baisser à soixante euros, et c’est encore au moins trois fois plus coûteux que presque n’importe quel livre neuf en librairie. C’est la principale critique qu’on fait des Pléiades : c’est moins un achat qu’un investissement. « Tournons-nous vers l’occasion alors ! », seriez-vous tentés de vous dire. Enfin, êtes-vous naïfs ? Les Pléiades sont chères, en toute circonstance ! et même si c’est un livre d’occasion, sans boîtier, avec un marque-page à demi-rongé par la moisissure, les dorures qui s’effacent et des pages qui sentent le vinaigre ou la clope (véridique), votre volume coûtera, au bas mot, vingt-cinq euros. N’espérez jamais trouver une Pléiade à moins de vingt euros, sauf si le vendeur ne sait pas ce qu’il vend. Et reconnus comme elles sont, c’est bien peu probable.<br />Qui donc pourrait s’acharner à se payer des livres aussi chers ? Eh bien, d’après les statistiques de Gallimard, des hommes de plus de quarante ans, à l’aise financièrement, dont les affaires marchent en ce moment, cadre supérieurs ou enseignants. Mais en vérité, je pense qu’on peut affiner l’analyse : d’expérience, les acheteurs de Pléiades sont : soit des professeurs de lettres, qui peuvent en avoir besoin ; soit des passionnés de littérature suffisamment âgés et aisés pour se permettre ces achats ; soit des jeunes, moins fortunés mais qui, en économisant correctement et en demandant aux bonnes personnes, peuvent s’en offrir ou s’en faire offrir ; ou encore des jeunes riches qui dépensent leur argent de poche. Bien entendu, je suis de la troisième catégorie. Mais autour de moi, dans ma prépa littéraire, nombreux sont ceux de la quatrième espèce sus-dite. Parce que les Pléiades, c’est la grande littérature, les Belles Lettres, la sacralisation des auteurs, des ouvrages savants rigoureux, de beaux objets… Surtout de beaux objets en fait. Des produits de luxe, même. Lorsque j’entendais mes camarades de classe en parler comme de leur dernier article de shopping, j’étais perplexe. Ce qu’ils préféraient dans les Pléiades ? « L’odeur des pages neuves ». Ça fait cher l’odeur. Et ce plaisir ne leur est pas rare : pour eux, l’achat de Pléiade neuve est mensuel. Et ils aiment lire en public, devant toute la classe, leur intégrale de Simone de Beauvoir à quatre-vingts euros, posé en évidence sur la table pendant les cours (tout cela est véridique). Les Pléiades, ce sont des « beaux objets », en effet, au sens où ce sont des objets de positionnement social. Pas seulement économique : mais aussi culturel. Ce sont des livres à l’apparence sérieuse, presque grave, qui donne à celui qui la lit l’allure du passionné ou de l’érudit. Bref, ça donne au moins l’air cultivé. Pour tout vous dire, mes Pléiades, je ne les lis jamais devant d

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