Bonsoir. J'ai passé (mi-mars) les écrits du CAPES de philosophie, et j'ai envie de vous les partager. Ils sont pas aussi aimables que ceux de l'agrégation. <p style="text-align:justify;">Alors, pour faire court, on a deux épreuves (de 6h chacune) sans programme (sauf, si on veut, celui de Philosophie pour les Terminales, et ceux de l'enseignement de spécialité HLP : mais comme chaque parcelle de ces programmes est plus immense que les espaces infinis dont le silence éternel effraie Pascal, on peut dire effectivement qu'il n'y a aucun programme). La première épreuve est une dissertation ; la seconde une explication de texte.</p><p style="text-align:justify;"><strong>Epreuve 1. Dissertation hors-programme (6 h)</strong></p><p style="text-align:justify;">L'idée de perfection</p><p style="text-align:justify;"><strong>Epreuve 2. Explication hors-programme (6h)</strong></p><p style="text-align:justify;">C'est grâce au jardin que la statue peut apparaître comme belle, non le jardin grâce à la statue. C'est par rapport à toute la vie d’un homme qu'un objet peut être beau. D'ailleurs, ce n'est jamais à proprement parler l'objet qui est beau : c'est la rencontre, s'opérant à propos de l'objet, entre un aspect réel du monde et un geste humain. Il peut donc ne pas exister d'objet esthétique défini en tant qu'esthétique sans que pour cela l'impression esthétique soit exclue ; l'objet esthétique est en fait un mixte : il appelle un certain geste humain, et par ailleurs il contient, pour satisfaire ce geste et lui correspondre, un élément de réalité qui est le support de ce geste, auquel ce geste s'applique et en lequel il s'accomplit. Un objet esthétique qui ne serait que rapports objectivement complémentaires entre eux ne serait rien ; des lignes ne sauraient être harmonieuses si elles sont de purs rapports ; l'objectivité séparée du nombre et de la mesure ne constitue pas la beauté. Un cercle parfait n'est pas beau en tant qu'il est cercle. Mais une certaine courbe peut être belle alors même qu’il serait fort difficile de trouver sa formule mathématique. Une gravure au trait, représentant un temple en proportions fort exactes, ne donne qu'une impression d'ennui et de raideur ; mais le temple lui-même, rongé par le temps et à demi-écroulé, est plus beau que l'impeccable maquette de sa restauration érudite. C'est que l'objet esthétique n'est pas à proprement parler un objet ; il est aussi partiellement le dépositaire d'un certain nombre de caractères d'appel qui sont de la réalité sujet, du geste, attendant la réalité objective en laquelle ce geste peut s'exercer et s'accomplir ; l'objet esthétique est à la fois objet et sujet : il attend le sujet pour le mettre en mouvement et susciter en lui d'une part la perception et d'autre part la participation. La participation est faite de gestes, et la perception donne à ces gestes un support de réalité objective. Dans la maquette parfaite aux lignes exactes, il y a bien tous les éléments objectifs figurés, mais il n'y a plus ce caractère d'appel qui donne aux objets un pouvoir de faire naître des gestes vivants. Ce ne sont pas en effet les proportions géométriques du temple qui lui donnent son caractère d'appel, mais bien le fait qu'il existe dans le monde comme masse de pierre, de fraîcheur, d'obscurité, de stabilité, qui infléchit de façon première et préperceptive nos pouvoirs d'effort ou de désir, notre crainte ou notre élan. La charge qualitative intégrée au monde est ce qui fait de ce bloc de pierres un moteur de nos tendances, avant tout élément géométrique intéressant notre perception. Sur la feuille de papier où est dessinée la reconstitution, il n'y a plus que les caractères géométriques : ils sont froids et sans signification, parce que l'éveil des tendances n'a pas été suscité avant qu'ils ne soient perçus. L'œuvre d'art n'est esthétique que dans la mesure où ces caractères géométriques, ces limites, reçoivent et fixent le flot qualitatif. Il n'est point utile de parler de magie pour définir cette existence qualitative : elle est biologique aussi bien que magique, elle intéresse l'élan de nos tropismes, notre primitive existence dans le monde avant la perception comme être qui ne saisit pas encore des objets mais des directions, des chemins vers le haut et vers le bas, vers l’obscur et vers le clair. En ce sens, et en tant qu'il évoque les tendances, l'objet esthétique est mal nommé ; l'objet n'est objet que pour la perception, quand il est saisi comme <em>hic et nunc</em> localisé. Mais il ne saurait être considéré comme objet en lui-même et avant la perception ; la réalité esthétique est préobjective, au sens où l'on peut dire que le monde est avant tout objet ; l’objet esthétique est objet au terme d'une genèse qui lui confère une stabilité et le découpe ; avant cette genèse il y a une réalité qui n'est pas encore objective, bien qu'elle ne soit pas subjective ; elle est une certaine façon d'être du vivant dans le monde, comportant des caractères d'appel, des directions, des tropismes au sens propre du terme.</p><p style="text-align:justify;">Gilbert Simondon, <em>Du mode d’existence des objets techniques</em>, Troisième partie : essence de la technicité, ch. II. Rapports entre la pensée technique et les autres espèces de pensée, I. Pensée technique et pensée esthétique (1958)</p>